Déballage Isabelle Delatouche

L’ANTHOLOGUE

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RÉSUMÉ DU DÉBALLAGE D’ISABELLE DELATOUCHE DU 21/01/2011

Isabelle Delatouche
Isabelle Delatouche mène une activité d’initiation à la lecture pour tous les publics. Elle est spécialisée dans la découverte des auteurs contemporains, s’intéressant plus particulièrement aux textes qui explorent et repoussent les frontières de l’œuvre littéraire.
Son œuvre L’anthologue est une anthologie « situationnelle ». Cette installation de living art se présente sous la forme d’une série de codes QR investissant un espace donné, lieu ou jardin public, et disposé en ses endroits clés (la première diffusion est réalisée au Cube à partir de décembre 2011). Lorsque le spectateur scanne le code QR avec son smartphone, il a accès à une phrase tirée d’un roman. Poursuivant, un extrait plus long lui est offert à lire. Ce texte est choisi en fonction du lieu spécifique d’où il est appelé par son code QR (accueil, bar, ascenseur, espace de documentation…), et en fonction du jour et de l’heure.

Résumé des échanges
Isabelle Delatouche introduit sa présentation en signalant qu’elle apprécie le fait qu’un code QR ressemble à un petit labyrinthe, ce qui lui paraît approprié pour son installation. Celle-ci fonctionne pour elle comme à l’inverse de son activité habituelle de présentation de la littérature contemporaine, où elle peut se trouver en situation laborieuse de convaincre des personnes sur la défensive. Avec L’anthologue, elle peut prendre par surprise le public et le projeter directement au cœur d’un texte. Elle présente ensuite la structure de son corpus de texte et la manière dont elle l’affecte aux différents lieux et moments.

Elle précise que le principe de la première phrase d’accroche fonctionne puissamment, parce contrairement à un texte qui apparaît comme une entité extérieur fermée dans laquelle il faut entrer, la phrase extraite semble s’adresser directement et spécifiquement au lecteur en venant à sa rencontre.
Il est ensuite discuté du code QR, dans sa forme, et notamment sa taille, qui peut aller d’un timbre poste à une façade de batiment, dans son extrême. Cela va avoir une forte influence par exemple sur la « bulle d’intimité » dans laquelle le spectateur est aspiré par l’acte de lecture, ou pourrait permettre de le faire bouger pour se rapprocher ou s’éloigner.

Il est enfin abordé la question de la « circulation » dans le parcours proposé au public, qui aujourd’hui se limite à une avancée pas à pas, de code en code, sans suite spontanée offerte par l’œuvre. Ce que Isabelle Delatouche déclare assumer en l’état du projet.

Transcription pdf à télécharger ici

TRANSCRIPTION DU DÉBALLAGE D’ISABELLE DELATOUCHE DU 21/01/2011

Participants 
Florent Aziosmanoff, directeur de la création – Le Cube, Didier Bouchon, directeur technique – Le Cube,Vincent Lévy, auteur dans le domaine du living art, Hugo Verlinde, artiste numérique ayant deux installations living art en cours au Cube, Maria Cosato, plasticienne, Sana Mouhda, doctorante à ATI à l’Université Paris 8, de formation plasticienne, Brigitte Rio, plasticienne, Bidhan Jacobs, doctorant en cinéma à l’Université Paris 3, enseignant cinéma et arts numériques à l’Université Lyon 2, Isabelle Morel, production de spectacle vivant, amie d’Isabelle Delatouche, Dominique Girard, développeur possèdant une société d’import de matériel pour chaîne TV – ambitionne d’investir dans le living art, Zoé Artuis, réalisatrice et vidéaste, Yasmina Lahjij, assistante de recherche pôle création – Le Cube.

Échanges (les parenthèses sont les notes du transcripteur.)

Isabelle Delatouche : La pièce que je vais vous présenter est quelque chose de très simple et de beaucoup moins spectaculaire que ce que nous avons vu jusqu’ici, aussi bien la dernière fois (précédente session : Corps complices de Catherine Langlade et Boréale de Hugo Verlinde) où nous avions pu observer des installations plastiques très fortes visuellement ou même aujourd’hui avec les objets de Florent (qui vient de présenter Le jardin des amours).

Nous sommes vraiment dans un autre univers, celui de la littérature contemporaine. Cette installation pourrait se disséminer partout, on pourrait même la faire chez soi, ou encore dans la rue, la faire partout, là est peut-être son avantage.

Je vais vous expliquer la façon dont on peut la découvrir, avant de vous expliquer peut-être ce qu’il y a derrière. Avant tout, il faut des codes QR qui sont très faciles à produire.

Brigitte Rio : Qu’est-ce que c’est ?

Sana Mouhda : C’est un code qui ressemble à un code barre.

I.D. : Oui, c’est le même genre. C’est un code derrière lequel on peut mettre toutes sortes d’informations et cela permet de créer un lien direct avec l’information. Aujourd’hui, on peut les trouver sur les affiches et autres visuels disséminés dans la ville. Plus précisément, ils sont destinés aux smartphones.

Je vous fais une démonstration : il existe des applications qui sont disponibles gratuitement via votre téléphone, vous permettant de scanner un code. J’espère qu’il y a assez de lumière…

Le téléphone scanne un code imprimé sur une page et émet un bip.

I.D. : Après avoir scanné le code ci-dessus, le téléphone affiche ce qu’il a trouvé, à savoir le site du Cube. Il s’agissait en fait de l’URL du Cube. Ainsi, ces codes permettent de faire un lien direct vers un site, ou encore de renvoyer à une phrase qui s’affichera directement sur l’écran du mobile.

Je vais en scanner un autre.

Bip.

I.D. : C’est la loi de Loi de Hofstadter : (lisant)« tout prend toujours plus de temps que prévu, y compris en tenant compte de la loi de la Loi de Hofstadter» C’est une chose que l’on vérifie tous les jours.

Rires

I.D. : Il est aussi possible de mettre une image ou une vidéo derrière ces codes.

B.R. : Il faut les créer ou on peut les trouver ?

I.D. : Tout le monde peut les créer sur Internet, il existe plusieurs générateurs.

B.R. : Je ne vois pas trop ce que c’est.

F.A. : Ce sont des sortes de damiers, des petits carrés noirs sur fond blanc – ou l’inverse d’ailleurs, on ne sait pas – qui constituent un code. Ils sont plus puissants que les codes barres linéaires, car le code QR est un plan, les lignes et les colonnes comptent, ce qui permet d’avoir un code plus complexe. La différence se fait aussi dans l’achat : le code barre s’achète, alors que les codes QR sont libres de droit, comme d’autres codes du même type (flashcode etc.) Il existe aussi bien des générateurs de ces codes, que des interpréteurs, des lecteurs de codes disponibles pour tout le monde.

Voilà le gros intérêt de ceux-ci, auquel s’ajoute le fait qu’ils permettent de mettre en œuvre des liens actifs. Ils ne permettent pas simplement de lire un texte parce que dans ce cas là, on se dit qu’il est beaucoup plus simple de montrer le texte directement.

L’installation L’anthologue repose là-dessus, parce que contrairement aux codes que l’on voit dans la rue menant toujours sur la même page Internet, ici l’installation d’Isabelle est comportementale, dans le sens où lorsqu’on se connecte en scannant un de ces codes, ce qui vient après dépendra du lieu, du moment, mais aussi de la manière dont va fonctionner l’installation et c’est bien ça qui est intéressant.

I.D. : En revanche le code peut rester le même, affiché à divers endroits. Il mettra le public en relation avec quelque chose derrière, et c’est ce quelque chose qui va changer d’une fois sur l’autre. Voilà donc ce qu’est l’installation.

F.A. : Mais en même temps il faut nous la décrire…

Rires

I.D. : Ce qui est intéressant dans ces codes c’est leur apparence de labyrinthes. Et étant des codes, ils font que l’on ne sait pas du tout ce qu’il va se passer. C’est bien ce qui m’amuse, me servir de cette dimension, de ce côté sibyllin, un peu énigmatique.

Isabelle fait une démonstration et scanne un code issu de l’installation. 

I.D. : Je suis entrée en contact avec l’installation et je peux lire sur mon écran : «  Hey, c’est quoi ton prénom au fait ? »

Rires

I.D. : Il y a ensuite écrit : « Lire la suite ». Je vous lis la suite (un texte s’affiche sur le mobile) :

Voilà par exemple ce qu’on peut lire avec l’installation. Il s’agit en l’occurrence d’un texte de Maylis de Kerangal tiré de Corniche Kennedy (2008).

« Au moment de s’élancer, il se tourne vers elle et lui demande, hé, c’est quoi ton prénom au fait ? La fille, exsangue comme la dernière fois et le visage crispé, articule Suzanne, et, entendant cela, Mario contracte son corps avant de le déployer soudain d’un coup et de se projeter en avant, hurlant moi Mario, toi Suzanne, la fille de ma… Il saute comme un ange malingre – comme si la gravitation terrestre était un frayage, comme si le ciel dissimulait des lignes de fuite qu’il fallait saisir tels les pompons du manège … »

Le principe de l’installation est de se servir de ces codes pour créer une curiosité, se demander ce qu’il y a derrière. Cela provient directement de l’installation jusqu’à votre téléphone, comme une sorte de message prenant souvent une forme personnelle, comme un bout d’histoire, presque un oracle je dirais parfois, car tout à l’heure avant le déballage, j’ai testé l’installation, qui m’a donné à lire : «  Tu n’as pas de carapace. » Alors, ça m’a fait rire, parce que j’allais me jeter à l’eau pour présenter mon projet et l’installation m’a proposé ça.

Rires

I.D. : Lorsqu’on parle du hasard, voilà ce qui peut se passer. Ici, cela fonctionne assez bien et je le fais quelque fois dans la semaine pour tester son fonctionnement.

B.R. : Mais, c’est toi qui a choisit tous ces textes, c’est toi qui est derrière tout ça ?

I.D. : Oui, en effet. Ce sur quoi je travaille depuis des années est de faire que les gens se rencontrent par le biais de la littérature contemporaine. Cette littérature est réellement ma passion, c’est une grande activité à laquelle je me consacre, pleines de rencontres et de prosélytisme.

Ce que j’ai décidé de faire – c’est le point de départ de cette installation – c’est « faisons le contraire de ce que nous faisons d’habitude ». Je veux dire par là que lorsqu’on parle de livres ou de littérature contemporaine à quelqu’un, généralement les gens se crispent, car souvent ils ne sont pas très connaisseurs dans le domaine, et craignent d’être emmenés vers un livre ou un lieu de livres.

Le livre est un objet, un objet qui peut faire peur, qui peut être un obstacle au départ. On regarde la couverture, on ne sait pas ce que c’est, on ne connaît pas le nom des auteurs, on ne sait pas comment s’y retrouver.

Un jour je me suis dit : faisons l’inverse, laissons les textes capter leurs lecteurs, projetons les gens dans les textes au lieu d’essayer de les y tirer, et leur expliquer que c’est bien.

Les codes se sont donc présentés comme le moyen de travailler une curiosité. De fait, lorsque le public se trouve en relation avec l’installation, il est comme juché sur un toboggan au moyen de cette première phrase lui arrivant tout droit sur son écran, et c’est cette même phrase qui le propulse au centre du reste du texte. On peut aussi parler d’hameçon.

J’ai choisi ces phrases car je trouve qu’elles marchent assez bien et se dégagent assez vite du reste du texte. Lorsqu’on est pris par la phrase, si le contexte ou le moment s’y prête, cela fonctionne bien et on se met à lire.

Au début, le premier travail que j’avais fait pour constituer le corpus – parce que derrière ces codes il y a un corpus – était de faire des petites fiches sur lesquelles il y avait un extrait de texte. Cela me donnait une vue d’ensemble du dit corpus.

F.A. : Combien de textes y a-t-il ?

I.D. : Une soixantaine pour le moment.

M.C. : Ce sont tous des textes que l’on peut trouver en décodant l’image ?

I.D. : Oui. Il a ensuite été question du lieu et nous avions pensé au Cube. Mais, surtout il s’agissait d’organiser ce corpus. Je l’ai articulé de manière absolument subjective, c’est-à-dire que j’ai relevé des thèmes récurrents. Par exemple, certains textes avaient une façon particulière de parler de la mort et d’ailleurs, ce ne sont pas les plus tristes.

Il y a des textes traitant de l’amour, de la rencontre, d’autres de la création ou de la question de soi, de l’identité etc. Ce sont ces thèmes que j’ai fait ressortir, mais ils se dégageaient assez facilement, parce que finalement c’est le cœur du travail de tout écrivain que de tourner autour de ces thèmes existentiels. Il y a aussi des textes très narratifs, vraiment de l’ordre de la fiction.

Les thèmes dégagés : j’ai alors pensé les articuler en fonction d’un lieu car la lecture est bien souvent une question de contexte. Lorsqu’on lit à un endroit particulier, doté d’une ambiance, cela se mélange et participe de notre lecture.

Aujourd’hui, cela reste assez artificiel dans l’installation : si on se situe près de l’accueil du Cube, sans doute que les gens seront dans l’attente de quelqu’un, dans l’expectative. Du coup j’ai décidé d’envoyer des textes sur le thème de l’amour, car souvent il s’agit d’interrogations, d’incertitudes. C’est très arbitraire. Sur la terrasse je vais mettre le thème de la mort derrière les codes QR, parce que tous les fumeurs se rendent à cet endroit.

Rires

V.L. : Mais elle a dit que ce n’était pas les plus tristes.

F.A. : Ce n’est pas faux.

V.L. : La gaîté est par là …

I.D. : Il y a aussi une histoire de moment, c’est-à-dire que il y a un paramètre d’horaires. J’aurais bien aimé un paramètre de jour mais pour l’instant il ne figure pas.

F.A. : Mais tu peux l’ajouter ?

I.D. : Pas pour le moment (N.B. : depuis cette discussion, ce paramètre a été ajouté), car les paramètres sont fixés, mais c’est à discuter et à évoluer.

Dans la journée il peut se passer différentes choses : peut-être que les textes peuvent être liés au lieu, mais cela dépend aussi de l’heure, et finalement un thème se déplacera aussi de lieu en lieu, et selon le moment.

Il y a un autre paramètre qui est une espèce de hasard, car pour un lieu et une certaine heure, il y a plusieurs textes possibles, de manière à ce que deux personnes ne reçoivent pas le même texte, même si elles se situent au même endroit au même moment.

Cela reste simple, mais je demande tout de même beaucoup de travail au visiteur. De la disponibilité, de l’attention. C’est ce qui se passe entre lui et le texte qui compte, et il faut dire que le téléphone se prête assez bien à cette situation.

Il y a une chose qui est absolument incroyable et que les gens n’avaient pas du tout anticipé, c’est cette bulle d’intimité qui se crée instantanément avec le téléphone portable. C’est une chose que l’on imaginait difficilement avant, on pensait que sans cabine jamais les gens ne parleraient. Ce qui est faux, car nous nous isolons dès lors que nous avons cet objet dans la main. La lecture fait exactement la même chose. C’est-à-dire qu’avec un livre on s’isole de la même manière. C’est donc dans ce sens que le rapprochement est facile à faire.

Nous verrons ce que cela donne, comment l’installation fonctionne auprès du public, mais la dernière chose que je voulais rappeler sur le corpus est qu’il est extrêmement subjectif, c’est-à-dire qu’il se constitue au moyen de tous les livres que j’ai aimés depuis les cinq dernières années, et il continue de s’enrichir.

Je pense aussi qu’il va évoluer différemment, mais il reste un point important et commun à tous ces textes – qui n’était pas tout à fait conscient de ma part au début : ils fonctionnent tous parce que dans la littérature contemporaine il existe un réel travail de la part des auteurs sur la matière même du texte. Les auteurs que j’aime travaillent je dirais presque comme des plasticiens, dans le corps de l’écriture.

Pour Naissance d’un pont, j’ai entendu Maylis de Kérangal expliquer que lorsqu’elle écrit une phrase, elle fait en sorte que la phrase « ramasse tout ». Les parfums, les odeurs, les rythmes, le bruit, les sensations. Elle fait de très longues phrases, qu’elle lit toujours à voix haute, car elles possèdent une dimension orale importante avec une scansion, un rythme, une dimension proche de la poétique.

Je pense que les auteurs contemporains travaillent beaucoup cette approche-là, à savoir la matérialité du texte et du son de la phrase.

Il y a des choses très différentes en littérature contemporaine, mais elles ont ce point commun. A mon sens, c’est pour cette raison que je peux me permettre d’en sortir un fragment, et de le donner ainsi, parce que ces textes existent tout de suite en eux-mêmes.

J’ai dans un premier temps testé l’installation simplement avec mes fiches, en en donnant une à des personnes qui ne lisent pas. Et en général, l’accroche a aidé à entrer dans l’idée des l’installation et à allers vers le texte.

Il me semble qu’introduire directement le texte met difficilement le lecteur en condition. En revanche, l’accroche aide, car subitement elle devient un message personnel. C’est un peu comme l’inconnu passant dans la rue nous adressant quelques mots. Cela revêt cet effet-là, quelque chose d’extérieur qui tout à coup nous concerne.

Sans doute, certaines amorces fonctionnent mieux que d’autres, mais là encore cela dépend de la personne, car il faut malgré tout une certaine disponibilité. Ce qui reste propre au jeu de l’installation.

M.C. : La phrase est toujours en grands caractères ?

I.D. : Oui.

F.A. : Pour être tout de suite happé.

M.C. : Je trouve ça beau une phrase découpée et mise en avant.

I.D. : Maintenant, il y a plusieurs choses qui ne sont pas réglées. Le premier obstacle rencontré était la question du lieu et en l’occurrence nous nous étions dans un premier temps arrêtés sur un jardin. J’aimais l’idée qu’il puisse y avoir certains endroits habités par pas mal de monde et d’autres parties du jardin plus retirées et calmes. Ainsi, j’avais commencé à réfléchir en fonction de ce lieu et lorsque nous avons ouvert le champ des possibles, la chose a eu pour effet de me bloquer, parce que je me suis rendu compte qu’il fallait conceptualiser un peu plus l’installation.

C’est ce qui a été dur pour moi,  la détacher de son premier ancrage, car je voyais tout à travers le lieu. Il faut comprendre qu’il y a peu de paramètres, mais il faut passer son temps à aller d’un paramètre à l’autre pour le mettre au centre de la réflexion. Il y a ainsi eu la question du lieu, puis ma réflexion s’est déplacée vers la manière dont les utilisateurs allaient se connecter. Vont-ils se connecter une fois ? Deux fois ? Vont-ils chercher un autre code ?

Je me suis alors demandé quels étaient les moyens de savoir leur façon d’agir. Est-ce que si le lecteur reçoit un premier texte, et qu’il en veut un deuxième, – le site Internet de l’installation peut savoir de quel téléphone provient la connexion – est-ce que je fais une utilisation de cette information ou pas ? Je me suis posé des tas de questions comme celles-ci, et Florent m’a conseillé de rester simple. Et je me suis dit qu’il avait raison, parce que je n’aurais fait qu’anticiper et non pas imaginer. Ma réflexion aurait reposé sur pas grand-chose, parce que je n’ai aucune expérience de cette chose-là.

Aujourd’hui, je me dis que j’ai fait une partie du travail, mais seulement une partie avec Rémy…

(Rémy Sohier a réalisé le développement du site Internet et des comportements de L’anthologue »).

(Florent s’adresse à Sana Mouhda, doctorante à ATI)

F.A. : Rémy Sohier, ça ne te dit rien ? Il est étudiant à l’ATI.

Il était venu à l’Atelier parce qu’il se demandait comment voir et observer ce que nous y faisons, comment nous travaillons avec les artistes. Nous lui avons expliqué que le meilleur moyen de réaliser cette observation était d’aider un artiste en réalisant le développement de son travail, ce qui le conduirait à participer à la vie de l’Atelier. C’est de cette manière qu’il a fait tout le développement du site web pour Isabelle et a pu voir comment nous fonctionnons en interne. Sa contribution a été très précieuse.

I.D. : Oui en effet.

F.A. : L’installation fonctionne réellement, ce que l’on vous montre et explique est en état de marche.

B.R. : Mais dans la nature, ça se présente comment ? Un autocollant ? C’est grand, petit ?

I.D. : C’est ce que l’on veut. Mais, c’est un autre paramètre de la réflexion qui est de se demander comment montrer les codes QR. À un moment, j’avais pensé les habiller, c’est-à-dire apposer un graphisme autour. Mais, je me suis dit que c’était ennuyant, car je donne déjà du sens au code, alors pourquoi le déjouer. En tout cas le code peut être un autocollant sur un mur, la façade d’une maison, une projection.

B.R. : L’échelle peut être différente, pouvant aller du timbre poste à la façade.

F.A. : Peux-tu montrer avec ton téléphone ce qui se passe lorsque tu scannes un code.

Z.A. : Il faut déjà avoir un smartphone.

I.D. : Il y en a de plus en plus. Il n’y a même plus besoin d’entrer dans l’application, le téléphone reconnaît de quoi il s’agit.

F.A. : Il est vrai que si tu as un « débile phone » ça ne va pas marcher.

Rires

(Florent fait une démonstration du déchiffrage de code QR avec un smartphone.)

B.R. : Mais comment es-tu prévenu que c’est un code QR ?

F.A. : Parce que tu es une femme moderne.

Rires

B.R. : Non, mais attends, si c’est une façade ?

F.A. : Quand on dit une façade, c’était une blague, c’est un extrême.

B.R. : Oui, mais il faut quand même que le dessin soit immédiatement identifiable.

F.A. : Mais il l’est.

V.L. : Oui, et à partir du moment où tu vois une fois ce qu’est un code QR, tu reconnais tous les autres. Et tu vas te rendre compte qu’il y en a partout, sur toutes les affiches.

I.D. : Même au bas des relevés de banque.

M.C. : Tu parlais d’une bulle d’intimité où l’on est en relation avec le téléphone. Lorsque tu reçois la phrase « hameçon », tu as encore la possibilité d’être un peu connecté avec le monde et à la fois avec cette phrase et ce qu’elle implique. Peut-être que dans cette lignée, cela rejoint ce que tu dis sur la façade, tu as une relation à détecter – l’objet qui t’attire – et il reste encore beaucoup d’espace entre lui et toi. Donc, cela pourrait être intéressant de jouer ces espèces de rapports avec l’image – dans l’espace, l’architecture – éloignés de toi pour qu’ils viennent se rapprocher de l’utilisateur au moyen de cette petite phrase, le plongeant dans une intimité. C’est très fort ce qui se passerait en voyant les grands caractères de la phrase.

I.D. : Il y a pas mal de choses à faire avec cette donnée. Aujourd’hui, je pense qu’il faut que l’installation fonctionne. Du coup, je passe mon temps à faire des tests. Même si le fonctionnement est simple – pas comme les robots du Jardin des Amours – c’est incroyable ce que cela demande comme travail.

Je me suis aussi rendu compte que nous n’avions pas assez discuté avec Rémy. Le pauvre, maintenant je passe mon temps à le bombarder de mails parce que je vois notamment des mises en formes de texte qui ne sont pas d’origine. Dans un texte, il y a des mises en forme qui ne sont pas importantes et d’autres qui le sont pour le sens. Lorsqu’un écrivain met de l’italique dans son texte, il faut respecter cet italique. Ce détail n’est pas venu directement à l’esprit de Rémy, alors que ce genre de préoccupation propre à la perception est évidente pour moi, et de ce fait je ne l’avais ni listé, ni travaillé. Cela a un impact quand à la manière de travailler par la suite avec la personne qui programme. Il aurait pu anticiper des solutions si on avait davantage discuté ensemble, si on avait poussé un peu plus le raisonnement au stade de l’analyse initiale. Tout comme cette histoire de jour.

F.A. : Il y a dans la programmation une pesanteur qui peut faire que certaines choses soient perdues. Mais, je me souviens bien au départ que ce que tu soulevais était le bonheur que l’on aurait chacun d’entre nous à se promener et qu’à un moment donné une main amie et éduquée nous dise « tu sais, tu devrais lire ce texte, là, maintenant ». Ce ici et maintenant fait sens et là se tient le projet d’Isabelle. Il y a à mes yeux quelque chose de tout à fait merveilleux là-dedans. Tous les « ici et maintenant » devraient compter. Il faut aussi penser que cet ici peut être dans un bus, lequel bus lui-même est à un certain endroit de la ville. Je suis ailleurs… et toutes ces choses-là peuvent être travaillées par le dispositif.

B.R. : J’y vois un lien avec Le Jardin des Amours, parce que lorsque tu captes ta phrase en gros caractères, inévitablement celui qui est à côté de toi va jeter un œil dessus. Il va avoir envie d’en avoir autant que toi, donc il va engager la conversation.

Rires

Z.A. : C’est encore le truc des rencontres.

F.A. : Isabelle est subventionnée par Meetic d’ailleurs…

J’aimerais revenir sur ce qu’a dit Maria, c’est une chose que je n’avais pas observée dans ton travail, Isabelle. Nous avons un objet définissant un périmètre et une dimension symbolique associée au fait de faire quelque chose à l’intérieur de cette bulle. La distance où se trouve le code QR du public paraissait inexistante ou du moins n’était pas envisagée. Elle était comprise dans cette intimité-là. La distance supplémentaire et le code lui-même n’étaient pas considérés. Or, s’il y a un très grand code, cette distance n’est plus la même et il faut…

I.D. : …obliger le public à se positionner.

F.A. : De quelle manière ce point de vue prend forme dans ton analyse ? Cette distance supplémentaire peut être gérée entre ma bulle d’intimité se constituant et l’objet qui la détermine.

I.D. : Je ne l’entendais pas comme ça, c’est intéressant. Au début, cela me paniquait. Le fait que les frontières du concept puissent bouger tout le temps m’empêchait de conceptualiser le projet. Finalement, c’est du living art donc cela s’y prête bien.

Rires

I.D. : Je me disais que ces codes sont comme des passages secrets, des portes, et j’avais envie que cela fasse partie du décor, mais je ne savais pas vraiment de quelle manière. Je ne le pensais pas en terme de distance, mais en terme de rencontre avec ces codes. Doivent-ils faire parti du décor ou doit-on les détacher ? Il existe un côté Alice au pays des merveilles dans l’installation.

F.A. : C’est le terrier.

I.D. : Oui, ou encore : « Lisez moi ». Je voyais la petite porte et  « pouf ! », on s’en allait. Mais là ce que vous mettez dedans, à savoir cette histoire de positionnement, cela pose clairement la question de la distance comme un paramètre.

F.A. : Maria Cosato est plasticienne et travaille sur la sculpture, y compris monumentale. Ce qui est intéressant, c’est que Maria voit cette dimension dans l’installation d’Isabelle.

M.C. : Et le rapport avec l’image qu’induit le code QR. Je l’ai imaginé au premier abord en intérieur, car tu parlais du Cube, mais ensuite j’ai vu un grand code de la taille d’un mur. Dans ce cas-ci, c’est une présence que tu peux prendre en compte ou pas. C’est un jeu de subtile distance où tu perçois la chose sans pour autant forcément t’y engager. L’œuvre attend comme toi, elle est présente comme toi. Il y a des distances qui pourraient s’engager, rapprochant de plus en plus le spectateur de l’œuvre et de ce qu’elle a à offrir.

I.D. : Oui en effet, c’est intéressant. À un moment, j’avais créé un document de présentation de l’installation et les codes étaient quasiment présentés comme des tableaux aux murs, à d’autres endroits il s’agissait presque d’une dalle au sol. Mais, ce n’était pas réfléchi de cette manière-là. Je me disais que c’est en travaillant dans un lieu et en réfléchissant sur lui que peut-être je trouverais des réponses un peu plus solides que celles que j’ai pour le moment. Je sais que le projet est encore mouvant de ce point de vue-là.

Ce qui reste aujourd’hui encore mouvant, c’est le titre. Je me demande à quoi doit servir un titre d’installation. Mon titre apparaît après l’œuvre, c’est-à-dire en dessous d’elle, comme une signature, en révélation derrière le premier message. L’anthologue est un mot que j’ai volé à Florent ou qu’il m’a donné, qui était lié au corpus. Car il s’agit de mon anthologie personnelle de la littérature contemporaine. Une anthologie en mouvement, en construction, en évolution permanente et cette installation est un anthologue, c’est ce qu’elle fait véritablement. Certes, elle donne au compte-goutte et à une personne à la fois, mais c’est bel et bien ce qu’elle fait.

Le mot «  anthologue » est un peu savant, bizarre, il n’est peut-être pas très poétique.

F.A. : Qu’est-ce qu’on en pense ?

V.L. : Si, moi je trouve ça poétique. On dirait un anthropologue, un spéléologue. Cela me fait penser à un livre fantastique des années 1950. C’est une étrangeté poétique.

I.D. : Poétique mêlé à un côté scientifique. Ce sont des choses qui se matérialisent seulement lorsque nous sommes en contact avec elles. C’est un peu comme les photons situés de part et d’autres, et que l’on détecte en un point A, alors qu’ils auraient pu être détectés en un point B puisqu’ils sont partout à la fois.

Un autre mot était sorti : « collisionneur », et dans celui-ci j’entends «  collecteur ». Un des messages qu’envoient aujourd’hui beaucoup d’auteurs contemporains – je le vois dans plusieurs interviews – c’est qu’ils sont persuadés qu’un livre n’existe que lorsqu’un lecteur lui donne vie. C’est bien ce que j’aime aussi. Finalement, dans ce corpus, il y a tous ces textes disponibles, et ils s’incarnent au moment où quelqu’un commence à les recevoir et les lire. Sinon, ils n’existent pas concrètement, mais sont virtuels, potentiels.

F.A. : Cela va avec ce que l’on disait plus tôt : le substrat ne se constitue que dans l’expérience du spectateur, seulement lorsqu’il est en prise avec lui. On pourrait se dire que les livres existent en eux-mêmes, même si personne ne les lit, ils existent « objectivement ». Ils ne se volatilisent pas dès que l’on tourne la tête.

Il y a une superposition une fois de plus entre le substrat et le comportement du spectateur. Mue par ma curiosité, je rentre en contact avec l’œuvre, qui se matérialise au contact de cette relation en acte, tel le détecteur rencontrant les photons qui sa baladaient dans l’atmosphère. Le texte ne serait pas écrit sur mon téléphone si  nous – moi et l’œuvre – n’avions pas fait cette rencontre. Ceci est sur un plan symbolique, mais marche puissamment.

Il peut ne rien se passer, et il y aura une espèce de magie à vivre le fait qu’il s’est passé quelque chose. Ce n’est pas forcément le cas avec une image sur un mur où l’on se dirait que tant pis, on la verra une autre fois, un peu comme les tags dans la ville devant lesquels nous passons tous les jours sans vraiment y porter attention, jusqu’au jour où notre regard s’y pose différemment.

Ce qui est particulier dans L’anthologue est que nous sommes impliqués dans l’acte de la constitution du substrat, par la collision provoquée « ici et maintenant ».

I.D. : Parce que sinon le code existe, mais n’est rien en soi.

F.A. : Ce terme de code est bien approprié. Un autre mot qu’on utilise est le « tag », qui est issu de la bibliographie et de l’indexation. Il amènerait vers un chemin sémantique différent.

Z.A. : Question pas du tout poétique : au niveau des droits d’utilisation, droit d’auteur etc. comment fais-tu ?

I.D. : Il faut contacter chaque éditeur, qui demande l’accord de chaque auteur. Cela représente la partie administrative fastidieuse, car il faut expliquer, relancer… Avec certains éditeurs, je peux peut-être arriver à avoir une vraie coopération, une autorisation d’office… Je ne sais pas en fait pour l’instant. Je suis en train de démarrer cette phase là.

Z.A. : Je te dis ça parce que parfois on peut avoir des mauvaises surprises.

I.D. : Je ne veux pas prendre ce risque. J’ai prévu une marge, je sais que les textes ne feront jamais plus d’un certain nombre de signes. Après, s’ils ne sont pas d’accord ce sera tant pis pour moi, tant pis pour eux, mais en tout cas il est parfaitement légitime de rétribuer les écrivains à hauteur de ce qu’ils méritent.

F.A. : Ce n’est déjà en l’état pas impossible. On peut très bien imaginer qu’un jour une institution te paye pour avoir l’installation et que tu penses redistribuer une partie aux auteurs.

Z.A. : Oui, parce que ça peut être intéressant de décliner tes codes pour je ne sais pas, la sortie d’un livre.

I.D. : Ils n’ont pas besoin de moi pour le faire car ceci est très facile et il y a déjà des gens qui le font. Mais, le fait est que c’est très univoque. Ce qui est intéressant, c’est justement le fait qu’on ne sait pas trop ce qui va se passer.

F.A. : En l’occurrence, dans L’anthologue, c’est Isabelle Delatouche qui s’exprime, c’est bien ça qu’il faut percevoir.

La première fois que j’ai été en contact avec le mot « anthologue », j’ai mis quelques temps à comprendre ce que cela signifiait. Lorsque j’étais gamin, j’avais entendu parler de l’anthologie de poésie de Georges Pompidou – qui paraît-il est une bonne anthologie – et j’avais du mal à comprendre pourquoi on parlait de Pompidou alors que les textes étaient de tout un tas d’autres auteurs. Je me disais que c’était vraiment trop facile…

On m’a ensuite expliqué et j’ai compris qu’un tiers se constituait dans celui qui réalisait la collection des textes et que l’on avait ainsi accès à un certain regard porté sur le monde, dans le sens où quelqu’un conseillait certaines lectures ou mettait côte à côte tels et tels textes. C’est quelque chose qui est très bien identifié par le droit d’auteur.

Avec cette installation, nous entrons véritablement en contact avec l’univers d’Isabelle. Ceci est indubitable, tout comme ça l’est pour le droit d’auteur.

Après ça, il y a une autre chose qui est offerte : si les lecteurs sont intéressés par l’extrait, on peut imaginer un lien vers le site web de l’auteur ou de l’éditeur, s’ils souhaitent acheter le livre en ligne. Ainsi, les auteurs et les éditeurs n’ont qu’à se féliciter de ce dispositif.

Si tu veux mettre Living art dans ton anthologie, je suis d’accord.

Rires

I.D. : Il va falloir être un peu plus poétique.

Rires.

F.A. : J’ai fait du mieux que j’ai pu.

En tout cas, il est vrai qu’il ne faut pas du tout négliger ces facettes-là dans l’élaboration de la pièce.

I.D. : Il est vrai que je ne fabrique pas ma matière artistique. Je fais de la récupération. Une forme de sampling littéraire, ou de cut up

F.A. : Puisque nous arrivons sur ce type de questions, il faut dire que cela s’est passé assez simplement. Isabelle est venu à l’atelier avec son projet en tête, et au bout d’un certain temps la question qu’a posée Zoé s’est posée d’elle-même.

I.D. : Pour l’instant les réactions sont plutôt positives de la part des auteurs.

Z.A. : J’aimerais bien trouver ton installation dans le métro, par exemple.

V.L. : ça existe un peu d’ailleurs. C’est très limité, mais ce sont des poèmes, deux phrases de poésie et c’est vrai que de temps à autre tu peux trouver des petites choses.

Z.A. : Oui, mais ce que je voulais pointer c’était cette manière d’entrer dans l’installation comme Alice. On peut s’amuser ensuite à chercher les codes.

F.A. : Je me souviens ainsi d’une phrase aperçue dans le métro : « Je me sens comme un lièvre désossé couché dans un pâté. »

I.D. : Cela dit, ça part de là. Je veux dire que je suis quelqu’un qui lit beaucoup dans les transports. Je ne prends pas la voiture et j’ai arrêté le scooter car ça m’empêchait de lire. En revanche, cela ne m’ennuie pas du tout quand on me demande d’aller à l’autre bout de Paris.

Lorsque le livre est vraiment bon, je me retiens pour ne pas me mettre debout dans le wagon pour lire à voix haute et partager ce que je lis.

F.A. : Tu devrais le faire ça te rapporterait.

Rires

I.D. : Je ne suis pas sûre. En tout cas, les textes que je choisis sont ceux qui déclenchent cet effet-là chez moi. Des textes qui me happent dans leur rythme et leur logique.

En discutant avec certains auteurs, je me suis rendu compte que c’était pour la plupart des gens qui lisent leurs phrases à voix haute. Maylis de Kerangal disait justement qu’elle fixait sa phrase en faisant une lecture à voix haute.

F.A. : C’est une règle que j’ai apprise dans le journalisme. Je dirigeais une revue pendant quelques années (Nov’art) et j’avais appris auparavant dans des agences de presse, alors que je n’y connaissais rien, que le principe consistait à lire son papier à voix haute après l’avoir rédigé. Et s’il passe à voix haute, alors tu peux le publier. Cela peut sembler être un paradoxe, puisqu’il existe une opposition entre l’écrit et l’oral. En l’occurrence, je ne pense pas que cette opposition soit universelle.

I.D. : Non, je ne pense pas non plus. Mais, en tout cas en lisant à voix haute, on sent cette dimension.

F.A. : Au cours de mes études, je me suis retrouvé face à des textes qui étaient très difficile à appréhender, qui n’auraient pas franchis la barrière de l’oral, mais qui avaient une autre valeur.

I.D. : Cela reste à mon avis une caractéristique d’un bon nombre d’auteurs actuels, car ils ne se situent pas seulement dans la dimension écrite et ce sont souvent des personnes qui travaillent dans d’autres champs disciplinaires. Par exemple, Olivia Rosenthal travaille avec des cinéastes, des troupes de théâtre. D’autres, comme Arnaud Cathrine, avec des chanteurs et des musiciens.

Aujourd’hui, les auteurs ne sont pas des gens enfermés dans leur tour, mais des personnes  explorant la langue dans toute sorte de domaine.

F.A. : As-tu pensé à la possibilité que ces textes puissent être lus par les auteurs eux-mêmes, et que ce qui est rendu disponible dans l’installation soit les enregistrements ?

I.D. : On m’a posé cette question et on m’a suggéré que ce serait bien de pouvoir les écouter. Mais, je ne crois pas, cela ne fait pas le même effet. Cela voudrait dire que l’on te donne un ton, une couleur, un timbre de voix, et je pense que l’appropriation, dans cette dimension intimiste, se fait vraiment dans la lecture. L’acte de lire n’est pas le même que celui d’écouter, cela ne met pas en jeu les mêmes choses.

Pour moi, il s’agit de donner un matériau que chacun peut s’approprier et incorporer à son univers. C’est bien la trace qui persiste à mes yeux dans cette installation.

V.L. : Dans ton système on a un code QR qui amène à une phrase puis à un texte. Ensuite, il faut passer à un autre QR. Personnellement, ce qui m’intéresserait ce serait que ce dernier texte m’amène à autre chose. Je ne sais pas quoi mais que cela continue.

I.D. : C’est une question qui est restée un peu en suspens.

V.L. : On pourrait écouter l’auteur déclamant son texte, ou encore avoir une indication nous invitant à le lire à haute voix car c’est aussi de cette manière que l’on pourrait l’entendre. On peut imaginer beaucoup de choses, mais je trouve que pour le moment cela reste saccadé en trois temps, un peu mécanique je dirais. À la fin, l’installation se présente un peu comme une impasse. Je trouve ça génial de trouver des textes de littérature contemporaine, mais du coup j’aurais envie que cela m’amène plus loin et encore ailleurs. Qu’il y ait un chemin qui se dessine. Je ne sais pas lequel, mais quelque chose qui se déroule. Peut-être qu’ensuite tu pourrais donner tes impressions, nous laissant entendre la raison pour laquelle tu as aimé ce texte.

I.D. : La réponse que je donnerai aujourd’hui – mais seulement aujourd’hui car cela peut changer – c’est que j’ai laissé de côté le parcours du visiteur. Faut-il une logique dans ce qui se passe chez le visiteur de l’installation ? J’ai laissé de côté cette réflexion, car je préfère laisser le lecteur sur sa faim. Ces textes sont déjà forts donc nous ne sommes pas en reste. Il pourrait y avoir à la suite de ces textes un site web expliquant un peu toute l’histoire. Mais sans mon point de vue, car je n’ai pas envie de le donner. Je trouve que ce dernier transparaît dans les choix que je fais. Je ne donnerai pas non plus d’interprétation, car je trouve ça personnel. La voix donne d’ailleurs déjà une interprétation et pour l’instant j’aimerais que cela reste de l’ordre de l’appropriation.

Pour le moment l’installation reste volontairement modeste et j’attends de voir les possibles développements qui pour le moment ne sont pas assez clairs à mes yeux.

V.L. : Dans le côté « terrier », je trouve que cela fonctionnerait bien. Comme dans Alice au pays des merveilles on arriverait dans un univers, puis un autre et encore un autre, pour être pris dans ce jeu.

F.A. : Ce dont tu parles, Vincent, c’est peut-être ce qui se passe lorsque tu installes ta relation dans le temps avec l’installation ? Si on imagine que l’œuvre est située dans un jardin public dans lequel tu irais régulièrement, il existera un cycle diurne, mais aussi un cycle propre à la semaine, aux saisons etc. Au temps qui passe. Par exemple, un 1er janvier ne sera pas égal à un autre 1er janvier. Tu seras au contact de cet anthologue au fil du temps et cette complexité dont tu parles se construira au fur et à mesure de l’expérience, elle-même te paraissant être une surface, telles les écailles d’un poisson, mais il faut penser que le poisson s’exprime aussi dans ses écailles, au fil du temps.

Pour ma part, j’ai le sentiment que c’est une autre direction du développement de la complexité que tu appelles. En tout cas, c’est un des points qui peut être discuté.

I.D. : Mais, c’est vrai que je le sentirais plus comme tu le dis Florent. Ca ne me gêne pas tellement de lâcher le lecteur un peu trop tôt.

F.A. : Mais, Isabelle, pense à une chose : tout le monde s’expose. Le lecteur, les auteurs et toi. Ce qui se passe, c’est que le public est mis en relation avec une page web. Le lecteur peut aller sur le site de l’éditeur et acquérir le livre par la suite. Il peut aussi « googler » l’auteur, donc toute cette complexité en jeu est au contact direct avec le lecteur.

V.L. : C’est une complexité non subjective pour le coup.

F.A. : Oui, en effet. Ce n’est plus celle d’Isabelle, mais un réseau sémantique social.

V.L. : Oui, certes, mais le regard de l’auteur sur d’autres auteurs disparaît. Tu rentres dans la galaxie Internet et tu perds ce fil.

F.A. : Néanmoins, il faut admettre que dans ce qui paraîtrait une perte de contrôle, le lecteur ne reste pas à n’importe quel endroit de cette complexité. En tout cas, dans les premiers pas, il est entré par la porte qu’on lui a suggérée. Il rentre dans le nuage Internet à l’endroit même où l’auteur l’a glissé.

V.L. : Ce que j’attendrais presque, si je recevais un premier texte, c’est qu’il m’amène à un autre texte.

Z.A. : Que tu proposes encore, si cela nous plaît. Que l’on continue la relation.

Isabelle Morel : De toute façon dans le dispositif tu imagines qu’il y a plusieurs bornes ?

I.S. : Ca peut dépendre du lieu où se situe l’installation. C’est un grand fantasme de mettre cette pièce dans le RER ou dans les bus.

Didier Bouchon : Dans la ville, la ville entière. Et à la fin des textes, tu pourrais suggérer un autre endroit où trouver un code QR.

I.D. : Oui, ce serait ça, en effet.

D.B. : Une ballade de texte en texte, une ballade dans l’espace urbain et se laisser emporter.

V.L. : Un vrai cheminement.

M.C. : Oui, parce qu’il ne faut pas perdre le lien avec les codes.

I.D. : Je disais tout à l’heure à Isabelle Morel – on a fait quelques projets ensemble – que j’irais bien voir les libraires de l’est parisien, plus connus sous le nom de « Librest », non pas pour situer les codes dans la librairie, ce serait stupide, mais aux abords des librairies. Cela me plairait de penser chaque installation en fonction des différentes librairies, car chacune a sa personnalité. Et elles ne sont pas loin les unes des autres, ce qui pourrait permettre un circuit autour d’elles, dans le même quartier.

V.L. : Une randonnée…littéraire.

F.A. : Nous ne sommes pas là pour faire un brainstorming, mais puisqu’on donne son opinion, je dois dire pour ma part que je suis assez hostile à l’esthétique du jeu de piste, c’est quelque chose qui m’énerve.

Rires

F.A. : Ce que j’aimerais, c’est avoir le sentiment que quelque chose m’arrive. Alors bon, pas par hasard, mais pour des raisons qui m’échappent. Et je me dis : je sais que par ici quelque chose de bienveillant peut m’arriver, qui sera en l’occurrence quelqu’un me proposant un texte en me disant « tu devrais lire ça maintenant ».

Pourquoi, quand, comment, tous ceci est indifférent. Il m’arrive simplement le fait que l’on me glisse au creux de la main un billet, me soufflant « regarde ça ». Et c’est juste ça l’expérience. Elle se donne du corps au fur et à mesure que cela se produit. Si c’est juste une fois par hasard, ça passera pour quelque chose d’un peu original, mais sans plus, rien ne se constituerait.

On parlait du Métro avec ses deux phrases de poésie. À un moment donné, aussi précaire que soit leur histoire, et parce que c’est resté longtemps – d’ailleurs tu te demandes pourquoi c’est encore là – et bien ça poétise le métro. Tu ne sais pas où tu vas le trouver, ni quand tu vas tomber dessus, dans quelles stations il y en a ou pas, mais, il y en a. C’est plutôt cette dimension là que je vois dans ton projet Isabelle.

Ce n’est pas du tout un jugement de valeur que je donne. La trame que je perçois dans le développement de cette proposition se fait sur cette couche que je vois comme une couche d’écailles – le fait que chaque texte devient un ensemble cohérent – constituant un plan qui vaut pour lui-même.

Isabelle pourrait prendre une autre décision tout comme quelqu’un d’autre en prendrait une autre, mais ce que je tends à considérer est le fait que cela puisse valoir en soi. Et il me semble que c’est le cas.

La dimension installation que tu as signalée Maria, est constitutive du dispositif.  Tu peux l’amplifier ou la réduire, mais elle reste, quel que soit le niveau à laquelle tu veux la porter.

Par contre, cette couche de la profondeur reste un choix à développer à l’intérieur de l’installation et il peut y avoir d’autres choix effectués.

Je ne cherche pas à influencer Isabelle dans un sens ou dans un autre, mais dans nos discussions, nous avons peu mis en question cette dimension de l’installation, ou en tout cas pas en profondeur.

V.L. : On pourrait faire une action tout de suite : on irait les imprimer, les coller dans le métro.

I.D. : C’est tentant. Mais derrière, j’aurais un gros travail avec les droits. Enfin bon, cela dit je le fais de temps en temps, je m’amuse avec mes codes.

M.C. : On peut en voir de près ?

Rires

V.L. : On va les photocopier.

I.D. : Je les ai fait très simples, il y a une couleur par thème.

M.C. : Et les gros carrés qui sont sur trois angles ?

F.A. : C’est un système de décryptage. C’est pour que le logiciel sache qu’il est en présence d’un code QR et qu’il peut se mettre à décoder ce qui est dans le carré. Cela donne aussi une information sur la déformation géométrique, lorsque tu es un peu en travers cela fonctionne quand même.

(Vincent Lévy note que le lecteur de son téléphone n’arrive pas à décoder un code.)

I.D. : Les problèmes techniques sont le genre de choses pénibles auquel je suis conftontée et je passe mon temps à télécharger tous les lecteurs que je trouve. Dès que je vois quelqu’un avec un smartphone différent je lui demande s’il ne veut pas essayer de scanner mon code.

F.A. : Oui, c’est vrai qu’ici on a des codes QR, mais ce pourrait être d’autres standards.

I.D. : Je ne sais pas lesquels fonctionnent le mieux.

F.A. : Tu peux imaginer qu’à un spot il y ait deux ou trois standards différents et que le public essaie.

D.B. : Il en existe des ronds mais qui sont moins standards.

F.A. : On peut mettre autant de texte dedans ?

D.B. : Ah, je n’ai pas essayé.

F.A. : L’intérêt des codes dont on parle est que tu peux mettre un pavé comme Guerre et paix de Tolstoï. Bon, tu auras un code QR de la taille d’un terrain de foot, mais ça fonctionne. S’i la taille du texte augmente, de nouvelles balises apparaissent et subdivisent l’ensemble. Pour le moment, il y a trois carrés à l’angle ici, mais si cela devient trop grand il rajoute une balise.

L’intérêt n’est pas de coder Guerre et paix, ni de le décoder, parce que le temps de le charger… Une fois de plus, le réel intérêt des codes ne se situe pas dans les textes, car autant écrire le texte. L’enjeu se trouve dans le fait même de déclencher un système actif, ici un URL, renvoyant à un site faisant preuve d’une grande complexité.

Au départ, lorsqu’ils étaient utilisés en Asie, c’était par exemple sur de petites affichettes collées sur les arbres et murs annonçant un concert ou une expo. Le code QR renvoyait au site web de la manifestation en question et tu récupérais l’horaire et l’adresse. Donc tu avais ce qu’il te fallait sur le site web. Pour cela, il fallait juste les codes de l’URL sur l’affiche, sans forcément mettre autre chose.

I.D. : Il y a un groupe d’artistes dans le genre sur Paris. Ils relient les codes à un site web sur lequel il raconte l’histoire du lieu. Il  me semble qu’il s’agit de lieux habités d’une histoire populaire, donc cela reste assez univoque. Ces artistes se rapprochent plus du Street art et c’est vrai que le jeu est de voir ces codes, de les repérer sur notre chemin. Je me souviens alors de l’endroit où ils sont situés et cela les rapproche de notre visions des tags en ville.

V.L. : Ils marquent le territoire.

I.M. : Tu disais qu’il y avait plusieurs thèmes qui ressortent de ton corpus, tu vas en développer d’autres ?

I.D. : Je ne sais pas encore. S’il y en a d’autres qui apparaissent, oui. Pour le moment tout ce que je mets dans le corpus entre dans ces thèmes. Ils sont larges, et peut-être qu’à un moment il s’agira de les affiner. C’est plus ça. Les subdiviser lorsqu’il y aura plus de matière. Mais, peut-être qu’il y a d’autres façons. Il existe différentes manières de faire une nomenclature.

(N.B. Aujourd’hui, pour programmer plus finement l’installation, le corpus fonctionne par catégories qui regroupent des extraits par thèmes/rythmes/formes…)

Mais je ne sais pas. On en reparlera dans cinq ans.

Rires

F.A. : C’est l’expérience que l’on a tous face à ce type de création : une fois qu’un projet est stabilisé, la seule chose qui compte est de faire tourner le système, de voir ce qu’il donne pour en tirer une expérience. Il n’y a pas de bénéfices à complexifier le niveau conceptuel de l’œuvre, sans en être passé par la relation avec le public. Car alors, ce serait complètement spéculatif.

I.D. : C’est pour ça que j’ai l’impression d’en être au début, parce qu’il il s’agit maintenant de voir ce que cela donne dans le réel.

F.A. : Merci à tous et à Isabelle.

I.D. : Merci à vous.

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