Déballage Hugo Verlinde
VIDE
RÉSUMÉ DU DÉBALLAGE DE HUGO VERLINDE DU 14/12/2010
Hugo Verlinde est plasticien, sa pratique initiale ayant été le cinéma expérimental. Il travaille depuis une quinzaine d’années avec des équations mathématiques lui permettant de représenter l’espace sous forme de nuages de points en mouvements. Il produit ainsi des images fixes, des films et des installations, utilisant l’image projetée. Il prolonge ce travail dans le champ du living art depuis plusieurs années, le combinant à une recherche dans le champ de la sculpture, ceci au moyen de la projection.
Résumé des échanges
Hugo Verlinde présente la notion d’« états », qui dans le cas de Vide sont calqués sur ceux du spectateur : absence/paysage ; présence agitée/pluie ; présence contemplative / soleil. Il indique que souhaiter avec cette pièce amener le spectateur vers la découverte de l’état caché de « soleil ».
Hugo Verlinde utilise un moteur d’expression puissant et très productif sur le plan formel. Il explique que grâce aux possibilités du temps réel, il peut laisser fonctionner le dispositif en mode génératif, afin d’en explorer les potentialités et élaborer à partir de là d’autres pièces. Est alors discuté de l’opportunité de laisser l’œuvre fonctionner en mode génératif pour le public, et de la question de la temporalité. En effet, si l’œuvre se déploie dans toutes ses potentialités formelles, elle a besoin d’un temps qui n’est plus celui de la relation présente avec le spectateur. Celui-ci n’est donc plus en situation de pouvoir percevoir qu’il y a effectivement relation. C’est donc une question que l’auteur doit envisager pour ce type d’œuvre, avec la considération a contrario que le spectateur peut en fait percevoir à la fois cette relation et les évolutions plus profondes de l’œuvre, si la situation de diffusion lui en laisse le temps, notamment dans le cadre d’une installation urbaine pérenne, par exemple. Hugo Verlinde signale également que cette première élaboration de réponse directe d’état du public à état de l’œuvre lui semble maintenant trop rigide, trop centré sur le spectateur, et qu’il cherche à se recentrer sur le comportement propre de l’œuvre.
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TRANSCRIPTION DU DÉBALLAGE DE HUGO VERLINDE DU 14/12/2010
Participants
Florent Aziosmanoff, directeur de la création, Le Cube – animation des débats, Didier Bouchon, directeur technique, Le Cube, Catherine Langlade, chorégraphe, artiste numérique,Agnès Caffier, plasticienne, Florence Cosnefroy, plasticienne, Laetitia Favart, comédienne, plasticienne, Isabelle Delatouche, animatrice de lecture, littérature contemporaine, Rémi Sohier, développement informatique du projet d’Isabelle Delatouche, étudiant à ATI, Paris 8,Sandryne Commarmond, photographe, plasticienne, Vincent Lévy, artiste numérique, Maria Cosatto, plasticienne, Mauricio Montecinos Billeke, Brigitte Rio, plasticienne, Yasmina Lahjij, assistante de recherche, Le Cube – en charge de la transcription.
Échanges (les parenthèses sont des notes du transcripteur.)
Florent Aziosmanoff (F.A) : Le travail d’Hugo s’articule en une série de références à l’espace. Une multitude de points s’organisent en une constellation et sous ce voile flottant, ces données empruntent une forme aérienne.
Projetée sur écran souple et translucide, Altaïr fut présentée à Séoul en 2008. Sur cette autre vidéo, nous pouvons voir un second travail d’Hugo s’intitulant Vide (présentation d’une courte vidéo présentant une exposition réunissant cinq pièces de living art à la « World Expo » de Shanghai en 2011). Cette installation se déploie sur trois écrans totems, et vous pouvez constater au passage que l’œuvre de Vincent Lévy Fantômes s’inscrit dans une certaine cohérence avec Vide, du point de vue du dispositif, puisque dans Fantômes il y a du vide (F.A. fait référence au fait que Vide était capturé dans l’image de Fantômes qui lui faisait vis-à-vis.) Ici évoqué sous forme de boutade, cet effet est cependant souvent reproduit dans des expositions de ce type, où les œuvres fonctionnent de fait également dans la relation les unes avec les autres. Je ne veux pas dire que Fantômes est vide.
Rires.
Vincent Lévy (V.L.) : Mais il y a du vide dans Fantômes !
F.A. : À l’origine, Hugo m’expliquait son idée d’un nuage gazeux venant à se condenser et se transformer en soleil, exprimant alors sa singularité. Transposé dans une relation à l’autre, par l’intérêt que lui porte le spectateur, le soleil se constitue dans sa relation avec son public.
Le « totem » fait sens car il devient écran.
En tant qu’auteur, il faut un certain temps avant d’assumer de ne plus maîtriser chaque photogramme ainsi que le fait de ne plus être dans un système linéaire. Hugo se trouve dans cette position, puisqu’il se situe du côté du film et du cinéma expérimental, ce qui sous-tend que le photogramme, ou le trentième de seconde, a du sens pour lui.
Un lâché prise est nécessaire pour arriver à une énonciation non séquentielle, où l’on ne maîtrise plus le déroulement du récit, mais où il s’agit de passer à un système « d’états ». Aujourd’hui, Hugo comprend la rigidité d’un tel système et cherche à le déployer.
H.V. : À Shanghai, la pièce était présentée dans sa version comportementale et l’idée du mode relationnel était encore à expérimenter. Nous nous sommes vus il y a quelques temps dans mon appartement et nous projetions l’idée d’avoir trois cadres dans l’espace, séparés latéralement, dans la profondeur, où le public pourrait circuler.
Trois semaines de travail avec Didier et Florent ont permis de définir un élément important quant à la notion d’états. En effet, aujourd’hui se pose la question de la transition, à savoir comment passer d’une phase à une autre.
Hugo Verlinde diffuse à l’assemblée une vidéo présentant les installations Boréal et Vide
H.V. : La pièce Boréal, présentée au « Cube Festival » en Septembre 2010, soulevait cette même question. Les solutions ne sont pas immédiates et Boréal mérite encore – à mon avis – un petit développement, notamment du point de vue de la réactivité, qui n’est pas encore au point par rapport à l’entrée ou la sortie du public.
J’avais justement fait à ce sujet un schéma – qui parlait moins à Didier qu’à moi au départ – où je définissais la dimension visuelle de la pièce ainsi que quelques-uns de ses états. Un premier état se dégageait que je nomme état « paysage », correspondant à ces moments où ni mouvement, ni réaction n’apparaissent au sein du public. Un deuxième état se démarquait ensuite dans lequel il fallait entrer progressivement. Lorsque l’installation percevait quelqu’un dans son environnement, un groupe, une personne isolée dans un léger mouvement, cet état premier allait progresser vers cette nouvelle sphère de la nébuleuse.
Ce qui m’intéresse ici, c’est bien la question de la transition entre ces deux états. Je souhaite inviter le public à être dans une relation dynamique avec la pièce, mais lorsque les visiteurs s’arrêtent de bouger, instantanément plus rien ne se passe.
Ce deuxième échelon se définit comme l’état « agité ». Un certain nombre de propositions et mouvements se manifestent, jusqu’à arriver à un plenum de mouvement. Ce que l’on voit au départ se présente comme une vue au télescope de cette nébuleuse. Nous la fixons, immobile, et lorsque le corps entre en relation avec l’espace entité, il réagit à notre présence, modifie son état, et se met en mouvement, comme peut l’être une nébuleuse solaire, un nuage de gaz qui se meut en tout sens.
C’était important que l’on puisse percevoir le mouvement dans la nébuleuse et que l’on puisse à la fois radicalement changer de point de vue, et en arriver à une coupure. Mais passer d’un point de vue à un autre peut être relativement long dans la relation. C’est l’idée du jeu, d’expérimenter une série de mouvements chaotiques aux durées variables dans chacun de ces sous-états.
Il s’agissait aussi de trouver autre chose, peut être la face cachée d’une nébuleuse, qui en un sens est aussi son devenir temporel. Voir naître et assister à la naissance d’un soleil, et ainsi voir une entité se constituer et se métamorphoser.
Il y a deux idées fortes : l’installation m’aperçoit et me comprend en tant que spectateur. La seconde repose sur le travail mené sur la transition d’état à état. Qu’elles soient en continu ou en une série de cuts plus brutale, nous sommes dans un développement de l’intrigue. Il y a une introduction des personnages, d’une scène, etc. et nous sommes quelque part sur une conclusion, une compréhension plus globale de la pièce au fil du temps.
À la fois, je suis attaché à une dimension plastique et formelle, qui ne me semble pas antinomique avec la dimension narrative. Ce qui m’intéresse, c’est bien de raconter des histoires à l’aide d’objets formellement abstraits.
Laetitia Favart (L.F.) : Dans l’état « agité » : est-ce que des spectateurs peuvent passer du rien à l’état « agité » ? S’ils s’arrêtent, alors la nébuleuse ne se créée pas ? Comment as-tu défini la gamme ?
H.V : La pièce réagit à la proposition du spectateur et identifie sa qualité de mouvement. À chaque pas, c’est une ouverture de plus. Si en effet le spectateur s’immobilise alors qu’il commençait à entrer en relation, la pièce répond par l’étape « paysage ». C’est ce que je choisis de dire. L’un et l’autre ont été ensemble dans cette agitation, mais la pièce n’ira pas plus loin, car elle attendait autre chose du spectateur.
C’est une compréhension qui peut se faire dans le temps, peut-être au bout de la deuxième ou troisième fois, en testant autre chose que du vide, du rien, de l’absence de mouvement. Si le public tente une approche en mouvements, assez dynamique, sans trop être agité, cela coïncide avec le dernier état, l’état soleil. Il fallait à mon sens le trouver en ayant un comportement différent, en essayant quelque chose qui soit de l’ordre d’une relation dynamique avec la nébuleuse, pour nous emmener ensuite vers ce soleil.
L.F. : C’était une question de temps, de durée de relation? De qualité de mouvement ?
H.V. : Les deux. Le point de départ est que l’être soleil est donné à voir seulement après que la relation ait abouti jusqu’à un certain point. Peut-être que le public ne restera qu’à l’étape première ce qui ne me dérange pas, cela fonctionne.
Dans les temps moyens, plus dynamiques, comme un groupe scolaire par exemple, il y a des choses qui se débloquent et nous sommes alors dans un projet de narration riche et dense car nous voyons la nébuleuse en vie. Pour ceux qui le « valent bien », pour reprendre le fameux slogan (plaisanterie en référence aux fameuses publicité de L’oréal), il s’agit de trouver autre chose au fond de l’histoire, le fait qu’il y ait derrière cette nébuleuse de la vie en gestation, un soleil apportant la vie même.
Depuis le début des années 90 je travaille à partir du matériau mathématique, utilisant des courbes transcendantes associées entre elles, afin de créer des modèles complexes maîtrisables formellement par le biais de l’ordinateur.
J’ai longtemps été confronté au temps de calcul trop long avec les anciens PC et qui empêchait de voir fonctionner ces systèmes en temps réel. Mais aujourd’hui, la clé de voûte réside dans l’accès au temps réel qui permet de représenter des espaces lointains, dont les scientifiques nous disent qu’ils sont porteurs de vie. En voyant cet espace, je vois vraiment un espace vivant, un être à part entière. Vient ensuite la notion d’échelle, c’est-à-dire le fait que ce peut être une étoile ou une aurore boréale. Mais en tout cas, cette dynamique du vivant est à l’échelle de l’espace, entité consciente qui nous perçoit et qui tisse un lien avec le visiteur.
Ce qui m’intéressait était de pouvoir arriver à voir lorsqu’il ne se passait rien. La nébuleuse réagit à peine et se met dans cet état de vide. Si je lui donne un peu plus de mouvement afin d’élaborer un semblant de relation, c’est pour tenter de toucher l’état « agité », tel que je le décrivais. Mais ce qui se passe là est un bug, en fait…
Rires
H.V. : Normalement, elle n’agit pas ainsi lorsqu’il y a de l’agitation. En tout cas au départ, il me fallait une image de ciel, immobile. Il me fallait être face à quelque chose évoquant l’espace dans lequel je me déplace, afin d’y trouver cette réaction au sein de ces pixels qui sont autant de particules de gaz mises en mouvement. Si instantanément je suis dans ce temps court de la relation, qu’est-ce qui se passe si j’en fais davantage ? Habituellement, au bout de dix secondes, un autre état apparaît. Mais ici, elle évolue bizarrement.
Ce n’est pas grave, nous allons le faire manuellement. Il ne devrait pas y avoir ces fondus au noir, mais de vrais cuts.
Isabelle Delatouche (I.D.) : Est-ce que dans le mode « agité » la pièce elle-même donne des indications au visiteur pour lui dire qu’il y a peut-être autre chose derrière ?
H.V. : Non, justement, ce qui m’intéressait c’était que cet état « agité » soit comme une espèce de perte, c’est-à-dire que nous sommes dans le jeu, le ludique, n’ouvrant pas immédiatement vers cet autre état qu’est l’état « soleil ». Je voulais quelque chose de chaotique, que le visiteur soit perturbé lui aussi, agité d’être agité, qu’il recherche – peut-être en la re-fréquentant à un autre moment – quelque chose de plus délicat, et que effectivement à ce moment là, la forme vienne vers lui, avec un très long fondue dans l’espace pour que l’on puisse voir progressivement cette nébuleuse se développer et prendre forme. Mais, ce que je vous décris est l’état caché que j’appelle l’état « soleil ».
I.D. : Pourquoi Vide ? Ce n’est pas vide.
H.V. : Il y a deux réponses à ça. La première est à mon sens la plus évidente, elle vient de l’expérience des astrophysiciens ayant placé Hubble dans un coin de l’espace où il n’y avait rien, considéré comme vide. En réalité, ils ont laissé un temps de pause de trois semaines et ont publié un cliché paru dans toutes les revues scientifiques où l’on pouvait voir des centaines de galaxies et d’étoiles à l’intérieur de ce vide. Ainsi, le vide n’existe pas, il y a de la vie partout, il faut juste en être conscient. Voilà l’idée de la pièce.
Didier Bouchon résout le problème technique et fait redémarrer la pièce
F.A. : Souvent dans ces situations, les artistes se demandent ce qu’ils peuvent faire, car ce sont les ingénieurs qui font tout. Le travail de l’artiste consiste, une fois la pièce développée, de savoir prendre en main l’installation et comme vous le voyez il y a une part énorme de prise en main, de quasi apprivoisement de la pièce pour l’emmener sur le territoire qui intéresse l’artiste.
Ainsi, il y a une succession d’aller retour entre ingénieur et artiste. L’auteur reprend ensuite la main et peut faire petit à petit résider la pièce sur son territoire.
H.V. : Pour rebondir là-dessus, je suis arrivé au Cube avec un système formel en partie constitué. J’ai pu avoir accès au Cube au calcul temps réel et Didier Bouchon a notamment réalisé une optimisation du système graphique, me permettant de voir des choses que je n’avais encore jamais explorées avec mes images.
En ce moment, je repars sur une autre version de Vide – que je nommerai différemment car elle racontera autre chose – et pour la faire, je me suis rendu compte que j’avais un système formel relativement riche, aux multiples facettes. Je fais fonctionner en ce moment cette nouvelle installation en phase de tests et d’essais, dans un mode simplement génératif.
Elle n’est plus dans un mode relationnel, elle tourne sans fin, comme je l’avais expérimenté lors de la « Nuit Blanche » de Paris en 2010. En effet, de 19h à 4h du matin, j’ai pu voir Vide dans tous ses états. Les paramètres – qui sont la base de mon langage – tournent avec un minimum et un maximum, marge de liberté entre deux constantes. Pour chacun des paramètres, la taille des pixels évolue ainsi que la couleur. C’est un vocabulaire, et il y a encore plein de choses à découvrir dans cette pièce en la faisant tourner avec d’autres paramètres.
Je vois se développer des choses que je ne soupçonnais pas simplement parce que chacun des éléments se développe selon un cycle qui lui est particulier. Or, tous ces cycles ne sont pas en phase et cela se définit un peu comme l’alignement des planètes. Il y a des paysages sans commencement et sans fin. Et de là nous pouvons voir des choses se manifester. Une partie du travail consiste alors à répertorier ces étapes.
Maria Cosato (M.C) : Tu saurais les refaire?
H.V. : Justement, je m’arrête et je note ce qui s’est passé à cet instant « T », en notant la taille du pixel, la couleur, etc. Je vous montre brièvement.
Hugo manipule la pièce et en montre divers états
H.V. : Ici, c’est un état limite que je trouve étonnant où l’on ne perçoit même plus ces pixels blancs. On ne perçoit plus que ce bourdonnement de formes noires architecturales, qui essaient de se frayer un chemin, et nous ne percevons plus que le noir. Cela mérite d’être nommé, affiné. Ainsi, dans ces moments là j’arrête le programme, note où en est la pièce dans ses paramètres et vais définir dans mon moteur d’expression des choses que je nomme. Nommer pour s’approprier les choses.
Ensuite, il s’agit de savoir comment les mettre en relation les uns les autres. Mais, aussi savoir quel sera l’état initial de la pièce et comment elle se structurera dans le temps. C’est une façon assez riche de penser le comportement de la pièce de déjà partir de son système d’expression et de voir quand est-ce qu’il fait sens et quand arrive-t-on à isoler les choses comme étant du ceci ou du cela.
Brigitte Rio (B.R) : Tu parles de la taille de tes pixels, mais les carrés sont toujours absolument identiques ?
H.V. : Absolument.
B.R. : Ils donnent l’impression d’approcher ou de reculer…
H.V. : Ils sont tous à la même taille.
F.A. : Il y a un jeu de profondeur et de 3D.
Didier Bouchon (D.B) : La 3D est un effet de profondeur et de perspective que l’on obtient par le mouvement.
H.V. : Ce que nous regardons est un objet mathématique en 3D. Le centre est dans une couleur tandis que la périphérie est dans une autre. Ce qui est remarquable, c’est d’observer la façon dont les pixels se décentrent pour se projeter du bleu au blanc.
M.C. : Est-ce qu’il faudrait faire évoluer l’œuvre ? En effet, au bout d’un certain temps c’est peut-être trop limité. Les mêmes valeurs reviennent : « bouger », « ne pas bouger ». C’est mon sentiment, j’essaie d’y voir autre chose.
D.B. : On attend telle ou telle chose du public, mais parfois il ne le fait pas. Qu’est ce qui provoque le mouvement au sein du public ? Bien souvent les visiteurs essaient de se situer comme avec une œuvre classique. Ils observent et finalement ils n’entrent pas en relation physique.
Il y a sans doute un défaut de la jeunesse habituée à l’art numérique : ils savent qu’il y a une interaction et de ce fait ils se mettent dans un système d’expérimentations et pas forcément dans ce que voulait l’auteur. Au lieu du système de relation, c’est un système de tests qui s’élabore. « Ah oui ! Si je fais ça, ça fait ça ». Il y a pas mal de choses à dire là-dessus.
Tu parles du moteur d’expression, tu pourrais parler un peu plus du comportement de Vide ?
H.V. : Dans l’espace je me le représente ainsi : il y a un noyau dur. Je parle de soleil mais nous pourrions le voir autrement, comme un être, une vie, à qui il faut du temps et qui a quelque chose à délivrer dans sa réalité en tant qu’entité. Tel que je l’ai conçu, il y a une première expérience de ce que c’est que cette chose là, et progressivement nous entrons en profondeur dans les strates de son évolution. Cet effet me plaît assez, trouver le cheminement, mais seulement après un certain temps.
M.C. : Dans une pièce comme la tienne, le public cherche à comprendre ce qui se passe. Il y a cependant deux sentiments : le visiteur sait plus ou moins que l’œuvre va répondre et va agir pour percevoir un comportement. Toutefois, quand je vois ton travail génératif, j’ai autant envie d’agir que de ne pas agir. Le fait de comprendre qu’elle peut me répondre c’est beau et c’est bien, je me sens alors comme un élément non pas vital, mais qui sert à quelque chose pour l’œuvre.
Et puis elle me donne quelque chose. Mais, lorsque nous observons des créations génératives, au final, nous avons envie de rester à les regarder et ne pas être impliqué pour qu’elle s’exprime. Nous pourrions aussi rester tranquillement à l’observer s’exprimer dans un monologue intérieur sans que l’on ne fasse quoi que ce soit. Peut-être qu’à certains moments il nous faudrait cette dimension.
F.A. : Je rejoins deux réflexions : ce qu’a dit Didier et toi Maria. Hugo se retrouve confronté à quelque chose que le spectateur active. Il souhaite que la pièce en dise plus. Il faut avoir à l’esprit que de la même manière que lorsqu’un visiteur voit le tableau Guernica de Pablo Picasso, il comprend pour quelle raison cette peinture a été faite. Il ne s’arrête pas sur la forme des chevaux mais garde à l’esprit la raison pour laquelle a été fait Guernica.
Ce « pour quelle raison » est essentiel et n’a rien à voir avec le moteur d’expression. Le moteur d’expression se met au service de ce « pour quelle raison ». Lorsque nous finissons le moteur d’expression nous n’avons pas encore commencé le vrai travail – et en même temps nous ne pouvons pas le commencer sans l’expression.
Nous avons parlé de rythme et de cycle pour le travail de Catherine. Le substrat de son œuvre est vraiment dans le corps du spectateur, dans son activité devant l’installation. Ici, le substrat est le corps dans le temps, mais peut-être dans un temps beaucoup plus long, le temps de la journée, de l’année, dans lequel la relation spectateur/œuvre est un frôlement, mais qui n’est peut-être pas le moteur le plus important ou en tout cas pas le seul moteur animant ce dispositif. C’est là où cette complexité se construit. Elle doit être travaillée et reste une indication sur cette profondeur qui doit s’installer.
On pourrait croire que le spectateur est face à un dilemme, posture contemplative ou entrée en relation, mais ça ne l’est pas. Les deux sont possibles, mais doivent simplement être travaillés dans leur cohérence par l’auteur.
H.V. : La dimension purement interactive est indispensable pour comprendre que nous sommes dans une relation et pas seulement face à un bel écran vidéo.
Une fois la relation passée, j’aimerais que cet être se modifie, car il ne s’agit pas simplement de quelque chose qui s’ouvre et se referme. Il faudrait que les couleurs, les formes etc. soient altérées par cette rencontre, que la pièce ait vécue notre altérité. C’est une limite pour moi, car je ne l’ai pas encore pensé et travaillé.
Si la pièce s’implante en ville, elle peut avoir certains comportements lorsqu’il n’y a personne, parce qu’elle aurait en mémoire cette relation avec la place publique, il devrait en rester quelque chose. Elle en garderait la trace et cette dernière rejaillirait pour qui est présent et qui observe. C’est une limite à franchir pour que la vie de cette pièce tienne compte de notre sollicitation.
F.A. : Ce qui est important dans ce que tu dis c’est que la solution ne se situe pas dans un « plus de perception ». La solution est dans la richesse du comportement et j’ai le sentiment que ce qu’Hugo cherche lorsqu’il fait repartir son moteur d’expression en mode génératif c’est que ceci nourrisse sa vision des comportements possibles.
Mauricio Montecinos Billeke (M.M.B.) : Dans une telle perspective, il faudrait accepter que le spectateur ait un temps d’appréhension vis-à-vis de l’œuvre, qu’il ait besoin lui-même de comprendre cette grammaire et de quelle manière lui-même intervient sur la pièce.
D.B. : Il me semble qu’il y a un problème de diffusion qui influence. La pièce précédente d’Hugo Boréal, était située dans un couloir lors du « Cube festival ». Le public ne pouvait pas prendre le temps nécessaire, alors qu’il y a des endroits où l’on prend beaucoup plus le temps.
M.M.B. : C’est une question de curateur.
D.B. : Sur ce que tu disais avant il y a quelque chose de plus fondamental quant à la mémoire.
H.V. : Oui, qu’elle garde en mémoire la trace des relations.
D.B. : Pour cela, il faut que le moteur d’expression soit riche. On considère bien trop souvent le résultat même du comportement. Hugo est arrivé avec un schéma expliquant qu’il fallait passer d’un état à un autre. Les états sont très liés à l’expression correspondante, ils lui appartiennent, alors qu’il faut penser à un ou plusieurs états internes tirant plusieurs ficelles simultanément.
Entre « agité » et « calme », il y a des nuances. Et l’on peut être agité parce que l’on est content ou au contraire en colère. Donc, il peut y avoir en parallèle un état « heureux » et un état « colère » correspondant à l’état « agité ».
F.A. : Ce qui veut dire qu’il y a des définitions d’état du système d’expression, mais aussi de comportement et que la relation de l’un à l’autre n’est pas littérale. Dans la pièce de Damaris Risch, il y a ce phénomène que l’on distingue dans l’état de « bienvenue » et nous passons par une succession de photos exprimant la joie, la colère, l’impatience, etc. Elle joue sur ces différents états d’expression pour manifester son comportement.
D.B. : Il y a des choses internes qui se passent et qui sont exprimées. Qu’est-ce qui influe sur tel ou tel état ? Il faut considérer le cheminement, et je pense que cela vient du préjugé un peu mécanique de l’ordinateur. Je le vois un peu tous les jours avec des techniciens sans expérience. Ils testent, car on leur explique un scénario, on leur dit ça fonctionne comme ceci, et ils font tel quel. Alors que, si on leur expliquait les choses, les états, comment l’artiste veut pouvoir intervenir dessus, la manière dont l’entité va bouger, si elle a besoin de vitesse, la distance des autres, etc. cela serait mieux géré, puisque le comportement est fait de ces paramètres. Ce n’est pas : « On veut tel résultat et ensuite on fait le résultat ». C’est une autre façon de penser.
M.C. : On pense que c’est une valeur qualitative, mais comme tu dis, le spectateur peut être agité lorsqu’il est content ou nerveux. Donc, dans la captation il y a cet enjeu.
D.B. : Dans la captation, la difficulté est l’analyse d’image. C’est très technique et assez difficile. Par contre, la façon dont nous interprétons les choses fait aussi partie du travail de l’artiste. Celui-ci doit réfléchir à ce qu’est l’agitation. On ne va pas forcément interpréter les mêmes choses d’une pièce à l’autre.
F.A. : L’état dans lequel est l’œuvre peut être intelligible en lui-même. Si la pièce est agitée parce que le spectateur est content, il faut dire que l’œuvre s’en fiche. La seule chose qu’elle perçoit est que qu’il soit bel et bien agité.
Et si un chien aboie, cela fait le même bruit et endosse les mêmes valeurs d’agitation pour l’œuvre, qui est perturbée de la même manière dans son discours. Si nous restons centrés sur l’altérité de l’œuvre, nous la sentons fragile et sensible au bruit, aux mouvements.
J’ai l’impression qu’à un moment donné tu t’es retrouvé bloqué car tu es trop venu à la rencontre du spectateur et tu étais contraint de devoir élaborer une grammaire « simpliste », que l’on pourrait complexifier ensuite.
L’autre chose aussi était que cet état, plus il se construit sur l’œuvre elle-même, moins il tient compte du cycle des spectateurs autour de lui. C’est-à-dire que c’est un état qui peut se construire au fil de la semaine, et de tout ce que l’installation a vécu. D’autres circonstances vont l’amener vers un autre état et le spectateur peut très bien – j’imagine – percevoir que l’on partage le même monde, dans une relation où l’un et l’autre sont dans des cycles différents.
H.V. : Ce n’est pas seulement une boule mécanique bien rodée. Ce serait une série de correspondances d’états de gestes et de sons, limités. Cela va au-delà de la relation de vis-à-vis. C’est un ensemble s’inscrivant dans un lieu et une dynamique qui lui est propre, dans une échelle de temps plus vaste.
D.B. : Il faut voir si cela peut toucher les gens réellement, car s’ils n’ont pas assisté toute la semaine à la projection, ils vont rencontrer l’œuvre en ayant des lacunes. C’est contraignant si ce n’est pas exprimé car ce pourrait être pris pour du hasard.
Florence Cosnefroy (F.C.) : Il me semble que l’essentiel reste la cohérence avec la personnalité de l’artiste. Quand je vois le parcours d’Hugo et ses formes mathématiques, je pense que ce qui lui importe est une sorte de compréhension au long temps d’un monde autour, d’un monde interstellaire. À la rigueur, il n’a pas tellement envie que la pièce réagisse aux gens, il est même en train de noter générativement quelles formes seraient les plus belles pour les réintégrer. Peut-être qu’en fait la réaction courte peut avoir un sens ponctuel pour que l’on comprenne qu’il y a relation, mais ce n’est pas ça qui est le plus important.
H.V. : C’est exactement comme cela que j’ai élaboré la première version de Vide. C’était « il faut que je trouve un truc », quelque chose pour que cet espace mis en présence puisse signifier sa relation avec la personne.
De manière artificielle, ce que j’ai construit n’est pas tant le découpage dans la qualité de mouvement du public, mais davantage, je crois, le fait d’avoir voulu arrêter le mouvement de la pièce, figer l’état de cet être solaire.
J’ai trouvé un « quelque chose » pour construire sur le court terme une relation entre ce paysage et le spectateur et ce que tu dis est très juste. C’est-à-dire qu’elle vit sa vie, se développe sur une dynamique propre et c’est par d’autres moyens que l’on se rendra compte qu’elle est informée aussi de ce que l’on fait. C’est un peu dans ce sens là que je suis en train de travailler sur une deuxième version.
F.A. : Ce sont des cycles de perception différents mais nous pouvons manifester que nous sommes ici et maintenant, et qu’une une influence profonde agit sur les uns et les autres par un double mécanisme de relation. Le spectateur entre et « du coin de l’œil » la pièce lui manifeste qu’elle le perçoit, bien que le travail ne produira un effet que longtemps plus tard. C’est-à-dire que lorsque nous nous considérons l’un l’autre, nous sommes marqués de temps et de raison.
F.C. : Mais il faut que ce soit un choix conscient.
F.A. : Ce n’est pas une question de choix conscient ou inconscient, ce n’est pas le problème. Il s’agit du travail et de ce qu’il faut élaborer. Cette première forme a permis à Hugo de révéler des choses qui jamais n’auraient été révélées s’il ne les avait pas expérimentées.
Il a accès maintenant à une plus grande profondeur dans l’élaboration de ce projet et ne se préoccupe plus seulement du spectateur.
H.V. : Je passe du court métrage au long métrage.
Rires
M.M.B. : Par rapport au mode d’interaction avec les spectateurs et l’expectative de l’auteur, je crois que Maria dit vrai. Cette pièce se prête particulièrement à la contemplation. Tu peux la regarder pendant des heures sans te lasser.
M.C. : Je voulais dire qu’il y a les deux possibilités. Je vois parfaitement les deux comme une richesse.
M.M.B. : Mois aussi. Peu importe la manière dont on s’approche de l’œuvre, elle a une dynamique qui est extrêmement plastique. Cette façon de travailler dans la matière comme tu le fais met en évidence que n’importe lequel de ces points de vue est valable et que l’on peut s’arrêter pour le lire. Sans savoir ce que tu vas en faire, parce que d’après ce que tu disais, le dispositif final que tu imaginais est comme une installation avec un parcours dans lequel on entre à l’aide de panneaux ?
H.V. : C’est telle qu’elle a été présentée à Shanghai, ou à la « Nuit Blanche ». Il est vrai que face à des créations sur écran comme Boréal, nous sommes forcément dans la limite de la simple présence du spectateur qui fait face à l’image, voire qui est dans une complète passivité.
Quelles sont les autres possibilités? Ils peuvent ignorer la pièce, la saluer, essayer un geste, etc. Mais, ce qui m’intéresse dans ces développements imaginaires, c’est cette conception d’autre chose que du rien, de l’agité ou du vide. Car, il peut se passer bien autre chose. Par exemple, en ville à l’heure de pointe, peut-être que la pièce peut intégrer ce paramètre dans son développement sans même que personne n’en soit conscient. Que lorsque nous l’apercevons, il faut du temps pour comprendre qu’elle même se situe dans un cycle quotidien. C’est à mon sens cela qui est une richesse pour la pièce.
C’est alors magique, car ainsi on constitue une altérité qui vit et évolue dans son environnement. Une relation créée entre la pièce, ce quelque chose qu’a importé l’artiste, la situation d’une ville, et ce qui se tisse à l’échelle d’un quartier. L’horreur serait de l’enlever et proclamer que dorénavant c’est fini, que le temps imparti est écoulé.
M.C. : Oui, mais même si l’œuvre est enlevée, personne ne nous enlève le vécu.
M.M.B. : L’expérience reste.
F.A. : Pensez toujours à une chose, c’est que contrairement aux autres œuvres que nous connaissons, il faut que le discours ait pu se constituer dans le temps. Si la situation de diffusion est telle que nous voyons peu la pièce, il faudra qu’une tierce personne nous explique cette perte. Il faudra un discours sur l’œuvre et non plus la perception de celle-ci.
Si l’auteur s’engage dans la voie d’une œuvre de living art, cela le renvoie à la possibilité qu’il aura ou non d’avoir un public expérimentant sa pièce dans la durée.
Quant au spectateur, il peut se rendre compte au bout d’un certain temps qu’il a manqué des étapes et les premières évolutions. Néanmoins, quelque chose se construit dans le temps, et celui-ci va attendre que la chose se répète. Il a donc besoin de temps, pour arriver au bout de la lecture et décider de « vivre » avec.
H.V. : Nous sommes d’accord. Je vais devoir la penser pour la place de Shanghai, Séoul ou je ne sais où, pour une année. Je vais devoir la penser pour une année. Ou pour trois heures. Et ça ne peut donc pas être la même pièce.
M.M.B. : En effet, mais tu peux rester dans la même philosophie, l’adapter.
F.A. : Raconter une histoire, c’est se confronter à ce problème. L’industrie du cinéma le sait très bien. Certains réalisent Le Seigneur des Anneaux en trois volets de deux heures et demi quand d’autres font des films courts ou des clips qui ont leur propre rythme d’expression.