Conclusion

Conclusion – Une nouvelle économie

La profondeur de l’impact de l’intelligence artificielle dans l’ensemble de nos activités donne à penser qu’elle n’apporte pas simplement une série de solutions plus efficaces que celles que nous avions déjà, mais qu’elle ouvre le champ à une nouvelle économie. Elle se prépare à changer fondamentalement notre façon de vivre.

Si le texte est une carte du monde, par lequel nous nous préparons à tout ce que nous pouvons y vivre et qui nous permet un recul réflexif, le dispositif de living art ou living design reste lui-même une carte du monde. Mais il a deux caractéristiques majeures qui le distinguent. D’une part, il s’adresse de manière globale à notre capacité de perception, d’entendement, ainsi que d’être, et non plus seulement à notre intellect lisant. Et, plus important encore, il œuvre sans discontinuer au cœur de notre action, en épousant la plasticité de celle-ci, ce qui lui confère une puissance décuplée.

Cette nouvelle économie n’est pas seulement financière, bien qu’elle le soit déjà. La vente artisanale des fichiers de consommateurs par les acteurs des réseaux sociaux paraîtra sans doute bien attendrissante dans quelque temps, lorsque toutes nos activités seront gouvernées par des systèmes de type living design, prises dans l’économie de la gestion par intelligence artificielle. Sa mise en œuvre sera effectivement un immense renouveau économique, concernant tous les secteurs.

Mais c’est plus structurellement encore une nouvelle économie dans notre relation au monde qui se prépare. Notre imaginaire, nos connaissances, notre rapport à l’art, à la culture, au divertissement, notre façon de faire de la recherche et d’élaborer du savoir, notre manière d’avoir accès aux soins, à l’éducation, aux services, notre relation aux autres et à l’ensemble du corps social… Tout cela est en voie d’être investi par les avancées des techniques utilisant l’intelligence artificielle.

Doit-on le craindre ? Avec le jardin des amours, j’évoque un nouveau peuple de serviteurs, que nous créerions pour nous servir et nous divertir. Un peuple d’esclaves, pourrions-nous même penser. Un peuple qui donc demain se révoltera contre sa condition, classe contre classe, sinon espèce contre espèce. Un peuple qui aura l’avantage du nombre et finira par nous dominer, exprimant alors son propre dessein, tel que les films du genre nous l’expose sinistrement. Et dans notre réalité bien concrète, les drones sont déjà en passe de choisir eux-mêmes leurs cibles humaines en scrutant notre activité sur les réseaux, puis de se piloter tout seuls jusqu’à celles-ci pour les détruire. Est-il déjà trop tard ?

Mais il s’agit là d’une description romantique de la situation. Si elle peut avoir conjoncturellement une utilité dans le travail de conception, elle ne reflète absolument en rien la réalité.

Ces dispositifs sont réalisés par des hommes, fonctionnant très précisément de la manière dont les hommes les ont programmés, poursuivant exclusivement des objectifs issus de la pensée des hommes. Ce sont des outils, créés pour un usage bien précis. S’ils apparaissent comme des altérités, c’est parce que cela leur confère la capacité de mobiliser notre empathie. Un levier extraordinairement puissant, qui leur permet d’immiscer les objectifs de leurs créateurs dans l’intimité existentielle de leur public, amplifiant les résonnances des uns dans les autres. Le sens profond du Jardin des amours, pour reprendre cet exemple, consiste finalement à poser à nouveau la question de la connaissance de soi et le principe du respect de l’autre.

Ces outils sont mis à contribution pour faire ce que nous avons toujours cherché à faire, et qui nous a permis de sortir des cavernes. Réfléchir ensemble, s’éduquer mutuellement, se hisser sur les épaules les uns des autres. Mais ils le font avec une telle efficacité, qu’ils provoquent une rupture ne pouvant être comparée qu’à celles qu’avaient en leur temps provoqué le langage articulé, puis l’écriture.

Considérons les temps qui viennent avec enthousiasme. Ils ouvrent une ère où tout est à redéfinir, comme une grande spirale repassant pour une nouvelle boucle, à un degré supérieur de la complexité. Rien n’est à jeter, tout nous sera utile, mais le renouvellement sera certainement complet.

J’ai décrit dans ce livre comment l’usage de l’intelligence artificielle permet l’émergence d’une nouvelle discipline d’expression artistique. Cette notion de discipline artistique n’est sans doute qu’une convention, mais elle est bien utile pour organiser nos activités et contrôler les effets de nos efforts. Je crois véritablement pour ma part qu’elle nous rend mieux capable de maîtriser notre expression dans le domaine numérique. Les œuvres qui sont issues de ce mode de réflexion manifestent déjà clairement la rupture et rencontrent un très grand engouement auprès du public. Elles inaugurent certainement une période qui sera d’une très grande richesse artistique et intellectuelle.

Mais la mutation dont nous percevons les prémices est peut-être bien plus fondamentale que cela. Ses effets en seront plus universels, puisque toutes les activités humaines seront concernées, et parce qu’elle adresse l’intégralité de notre relation au monde, du contact épidermique jusqu’au plus intime de nos élaborations.

Si l’invention de l’écriture en son temps n’était évidemment pas une révolution de la décoration des poteries, elle ne se limita pas non plus à l’invention de la poésie versifiée – bien que les poètes eurent une utilité centrale dans le développement de l’écriture. Elle inaugura une nouvelle ère de l’humanité.

L’analyse que je propose pour comprendre la rupture de l’ère numérique se verra alors débordée du strict domaine de l’expression artistique, et je ne sais pas si elle aura l’envergure nécessaire pour embrasser le phénomène dans toute son ampleur. J’espère au moins qu’elle saura participer à notre réflexion sur le sujet.

Aujourd’hui, cette analyse se présente comme une boite à outil cherchant simplicité et robustesse, pour nous permettre d’entreprendre nos réalisations avec sûreté et que nous puissions continuer à laisser libre cours au désir de création qui nous anime depuis l’origine des temps. Pour le bonheur de poursuivre les explorations artistiques, pour la nécessité renouvelée de se poser les petites et les grandes questions existentielles, et pour que celles-ci contribuent au développement de la nouvelle étape de la pensée qui s’ouvre à nous.

livingartlab

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