Introduction
Il y a cinq mille cinq cents ans, l’homme inventait l’écriture. Imaginée pour stabiliser les échanges commerciaux, elle apparut d’abord sous la forme de petites traces coniques imprimées dans la glaise fraîche des récipients servant de documents pour les transactions.
Cette invention eut des conséquences majeures sur le développement de nos civilisations. Grace à elle, les distances et le temps furent abolis. Ce que l’un pensait pouvait être connu de tous, et chacun pouvait connaître tout ce que les autres avaient pensé. Les idées purent franchir les cercles culturels et les époques, se confronter les unes aux autres, se métisser, progresser. L’extraordinaire foisonnement culturel qui s’offre à nous aujourd’hui, les immenses progrès techniques et technologiques, la puissance des civilisations en pleine expansion, tout cela repose sur le fait qu’une pensée puisse être stabilisée dans la forme écrite.
Ne peut agir véritablement que ce qui peut être pensé, et ne peut être stablement pensé que ce qui peut se formuler et s’écrire. Notre connaissance du monde et des autres humains passe par l’expérience vécue, mais celle-ci est décrite et décryptée dans des textes que nous avons lus et qui nous ont fourni leurs clés de compréhension. L’invention de l’écriture fut ainsi un événement d’une immense importance dans l’histoire de l’humanité.
Aujourd’hui, l’outil numérique nous arrive massivement, se révélant dans sa spécificité. Grace à l’intelligence artificielle qu’il permet de réaliser, nous pouvons doter un dispositif de comportements autonomes et d’une capacité de percevoir ses conditions d’énonciation pour s’y adapter. Dans le premier livre que j’ai écrit sur le living art, j’ai signalé que cela nous permettait de concevoir des dispositifs capables de donner spontanément à chacun d’entre nous et dans la singularité de l’instant qu’il vit, une réponse potentiellement issue de tout ce qui a été pensé depuis la nuit des temps. Si l’écriture rend déjà cela disponible, il revient néanmoins au lecteur de faire le chemin qui lui permet de l’atteindre. L’érudition est indispensable pour l’accès à la connaissance écrite.
Avec le numérique, la connaissance peut faire elle-même le chemin vers son lecteur, pour venir au moment opportun délivrer ce qui lui est utile ou indispensable. A une époque où nous savons que le problème de la recherche n’est plus tant de repousser les frontières de la connaissance que de savoir ce qui est déjà découvert, c’est une évolution d’une grande importance. Et plus généralement, cela ouvre une perspective vertigineuse sur la diffusion de la pensée humaine, chacun d’entre nous pouvant véritablement à chaque instant en tirer tout le bénéfice, ou contribuer à la hisser aux étapes suivantes.
Mais la réflexion sur le living art a poursuivi son cours et il est apparu que le véritable effet de l’outil numérique résidait dans quelque chose de plus fondamental encore. Tel que je l’explique dans ce livre, le substrat spécifique à l’œuvre dans le living art est le comportement du spectateur, activé par le comportement de l’œuvre. Ce qui veut dire que l’enjeu de discours délivré par l’œuvre est diffusé dans la situation existentielle vécue par le spectateur. Nous pouvons même dire qu’elle vit au cœur de lui, dans ses actes et dans les orientations de sa pensée.
La réception du langage articulé fait appel aux sens les plus récents et les plus sophistiqués de notre constitution biologique : l’audition, qui nous a permis la formulation du langage oral, et la vision, qui permet de transcrire celui-ci en une forme stable et transmissible au-delà de l’échange interindividuel. L’utilisation de la vision, le plus élaboré de nos sens, nous a hissés dans les sphères de l’abstraction. Mais elle a également coupé notre corps de son emprise dans le monde physique.
Perçue dès les origines de l’informatique, au milieu du XXe siècle, la révolution apportée par l’intelligence artificielle est apparue non pas comme une révolution industrielle de plus, mais comme une mutation aussi fondamentale que fut celle de l’invention de l’écriture. Certains en conçoivent alors qu’il s’agit d’une révolution de l’écrit, renouvelant la manière de produire du texte ou d’y accéder. Mais ce serait faire là l’erreur de penser que l’écriture cunéiforme était une révolution dans la décoration de la poterie. Précisément parce qu’il s’agit d’une mutation aussi importante de celle apportée par l’écriture, elle ne peut pas s’en déduire, ni s’y réduire. A nouveau, c’est à un changement de paradigme auquel nous sommes confrontés.
Le fait de venir au contact du public dans le cours ordinaire de sa vie et de délivrer des enjeux de discours au travers de son propre comportement, permet au living art d’investir entièrement la situation existentielle du spectateur. Tous les sens se trouvent ainsi mobilisés dans une expérience globale, non pour proposer une pratique « plus riche », mais parce qu’il n’y a plus besoin de la coupure intellectuelle.
Il n’est plus nécessaire d’être assis à une table et de lire uniquement, à un moment isolé du reste de la vie. Le spectateur communique globalement avec la situation, dans laquelle il est immergé et avec laquelle il réalise un échange productif. Le texte peut y avoir sa part, mais parmi les autres aspects de la situation. Les fonctions cognitives supérieures qu’il adresse circulant elles-mêmes en résonnances avec toutes les autres manières que nous avons d’être au monde.
Les évolutions de nos civilisations rendues possible par l’invention de l’écriture n’étaient sans doute pas initialement discernables dans les gracieux alignements de signes coniques inscrits sur les poteries. Nous ne sommes sans doute pas plus capables aujourd’hui d’imaginer les effets qu’aura l’invention de l’intelligence artificielle sur la suite de notre histoire. Mais il y a tout lieu de penser qu’ils seront d’une immense envergure, et probablement pas tels que nous les supposons aujourd’hui, avec notre imaginaire tributaire d’un temps révolu.
En revanche, nous pouvons d’ores et déjà utiliser les techniques disponibles et chercher à maîtriser ce qui est possible. Ainsi, ce livre ne présente pas de visées spéculatives, mais rend compte de l’action quotidienne de praticiens qui essaient de comprendre comment mieux ordonner leur travail de création.
Le cœur de ma pratique est celle de l’expression artistique, c’est donc sous cet angle que j’envisage le médium numérique. Ce qui n’est pas une mauvaise position, puisque les artistes ont de tout temps été aux premiers rangs de ceux qui défrichaient les modes d’expression. Et parmi les premières questions qui se sont posées à nous, l’une d’entre elles m’a guidé depuis l’origine : sommes-nous confrontés à l’émergence d’une nouvelle discipline d’expression ?