Préface
Ce livre fait suite, 5 ans après, à un ouvrage du même auteur : Living Art, L’art numérique (Living Art, L’art numérique, CNRS Éditions, 2010). Comme ces publications partagent une partie du titre — Living Art —, le lecteur se demandera à juste titre ce qu’ils ont en commun. Ils traitent tous deux d’une forme d’expression artistique liée à l’apparition des technologies numériques et à leur évolution. Mais après une première approche, procédant elle-même d’une longue expérience, Florent Aziosmanoff a jugé nécessaire de préciser et de développer quelques points abordés dans le livre précédent pour insister sur ce qui lui a semblé constituer les fondations d’un art, à la fois en continuité et en rupture avec l’ « art numérique », se définissant autrement que par ses capacités calculatoires, et qui, tout en s’appuyant sur le numérique, se caractériserait par une « ouverture sur la vie » et le « vivre avec ».
Je ne reviendrai pas par le menu sur la personnalité de l’auteur et ses diverses activités, bien connues déjà, mais j’insisterai sur des qualités et des expériences qui lui ont permis de porter un regard très perspicace sur l’art numérique et son contexte depuis les années quatre-vingt. Florent Aziosmanoff est à la fois un artiste, un enseignant, un producteur, un fondateur d’associations artistiques et un commissaire d’expositions, endossant avec ardeur et compétence toutes les responsabilités, les difficultés, de ces spécialités rarement réunies en une seule personne. Sa connaissance de l’art, des œuvres, des techniques, du milieu artistique international, de la médiation, des problèmes de la conservation des œuvres, de la formation, lui confère une compétence peu courante dans le domaine couvert par cet art.
Florent Aziosmanoff fait partie de ceux qui ont eu la chance de participer à l’épanouissement de l’art numérique au cours des années quatre-vingt et de suivre l’évolution de cette forme d’expression et des technologies qui en sous-tendent les œuvres. Tous les arts mettent en œuvre des techniques parfois extrêmement complexes et l’équilibre entre les moyens — avec leurs contraintes — et la liberté d’inventer est toujours l’enjeu de négociations ardues. Plus que tout autre art, l’art numérique prend appui sur des techniques sophistiquées, plus précisément sur des technologies, pour autant que le faire emprunte désormais à une tekhnê physique (puces et circuits électroniques, périphériques divers, réseaux, banques de données, etc.) hybridée à un logos propre aux ordinateurs (langages informatiques, modélisations, algorithmique, programmation, etc.). En sorte que pour comprendre l’art numérique et les changements qui l’ont affecté, tant du point de vue technique que du point de vue esthétique depuis sa naissance au début des années soixante, et donc l’originalité du travail de Florent Aziosmanoff, il me semble nécessaire de rappeler brièvement les grandes lignes de la progression et de l’affinement des outils numériques offerts aux artistes au cours du temps.
Ces changements obéissent à un principe directeur fondamental : celui de la simulation numérique. Toutes les avancées dans le champ du numérique ont eu pour but d’accroître les capacités de simulation des ordinateurs. On peut définir trivialement la simulation numérique comme la reconstitution par synthèse d’ « objets », exprimée dans le langage formalisé des ordinateurs, afin que ces objets apparaissent et se comportent comme s’ils étaient réels, lorsque l’opérateur interagit avec eux à l’aide d’interfaces. Il existe cependant toujours un écart entre le réel et sa reconstruction virtuelle. Les modèles de simulation utilisés dépendent de la nature des objets à reconstituer et sont empruntés au domaine scientifique (mathématiques, logique formelle, physique, chimie, cybernétique, biologie, neurosciences, etc.); ils sont le plus souvent l’occasion de croisements inédits entre des secteurs scientifiques qui s’ignoraient jusqu’alors. En cosmologie, par exemple, la simulation numérique permet de retracer visuellement l’histoire de l’univers jusqu’à ses premiers instants et de tester des hypothèses sur son devenir. La simulation donne à l’observateur la possibilité de déplacer son regard le long de la ligne du temps, de jouer avec le temps. Possibilité qu’apprécieront en particulier les artistes.
Dans un autre domaine de la connaissance, la simulation numérique permet de reconstruire virtuellement le corps et le visage humains dans leur apparence jusqu’à en donner une illusion quasi parfaite. Mais elle permet aussi de dépasser cette apparence et de doter ces corps, ou tout autre entité virtuelle anthropomorphe ou non, de certaines compétences propres aux organismes vivants évolués (intelligence, prise de décision, adaptation, auto-organisation, autonomie). D’où le recours aux modèles issus des sciences cognitives et des neurosciences avec leurs différents champs disciplinaires. La simulation du cerveau humain à partir de neurones artificiels, par exemple, est un enjeu de recherche très important qui mobilise actuellement de nombreux laboratoires internationaux. Plus près du quotidien, on relève un intérêt grandissant pour la robotique et ses diverses applications dans le champ industriel, dans le champ de la communication et des relations humaines, ainsi que dans le champ de l’art, comme en témoignent certaines œuvres de Florent Aziosmanoff.
Pour en revenir à ce dernier, ce bref descriptif de l’évolution des technologies numériques nous révèle ce vers quoi se porte son regard d’observateur et de créateur. C’est là qu’il puise, en résonance avec ce nouveau milieu technologique, une large part de son inspiration et de son propre savoir-faire. Le projet de Florent Aziosmanoff, tel qu’il est décrit dans ce livre, est de poser les fondations d’un art qui, tout en empruntant aux technologies numériques, serait un art, nous dit-il, du « vivre avec », de la « qualité de vie », de la « vie envisagée sous l’angle de sa qualité » : un « living art », un art qui désignerait des œuvres « vivantes », autant qu’elles sont « à vivre ». L’auteur définit cet art comme « un champ dans lequel les œuvres sont des dispositifs dotés d’un comportement autonome ». Il place donc au cœur de cet art le principe d’autonomie. C’est ainsi qu’il rejoint une des préoccupations majeures de la recherche scientifique. Le concept d’autonomie, en effet, est un concept philosophique très ancien propre aux conduites individuelles et sociales de l’espèce humaine : l’autonomie est la capacité d’agir selon ses propres lois et non selon des lois extérieures (hétéronomie). Ce concept a évolué au cours du temps et s’est précisé récemment avec les concepts d’auto-organisation, de complexité et d’émergence. Il traverse maintenant la presque totalité du champ scientifique, de la physique quantique aux neurosciences. L’autonomie est plus particulièrement une des caractéristiques fortes du vivant. Toutefois, selon que les systèmes vivants sont plus ou moins complexes, il émerge une autonomie plus ou moins grande. En tant que système vivant et intelligent extrêmement complexe, l’homme jouirait d’une autonomie maximale. L’autonomie se confondrait alors avec la liberté. Un sujet de débat philosophique toujours actuel.
Pour ce qui concerne l’art, une œuvre autonome aurait, selon Florent Aziosmanoff, la capacité de « s’énoncer » librement à chaque instant de sa réception, mais surtout de percevoir son environnement, en particulier son public, et de modifier le cours de son énonciation en fonction de cette perception. La relation liant le spectateur à l’œuvre reposerait ainsi sur la capacité donnée à celui-ci d’ « explorer ce qui peut faire sens, dit Florent Aziosmanoff, dans la situation proposée ». Mais il prend soin de distinguer deux types d’autonomie : l’autonomie simulée et l’autonomie réalisée. Le premier type caractérise les œuvres qui, tout en réagissant aux spectateurs, échappent à leur contrôle. Ces derniers gardent toutefois l’illusion qu’ils ont face à eux une altérité avec laquelle peut s’instaurer un échange. En revanche, ces œuvres restent soumises au projet de l’auteur. Elles préservent ainsi leur cohérence et respectent l’intention de leur créateur. Le second type d’autonomie, l’autonomie réalisée, doterait les œuvres d’une indépendance totale au regard de leur auteur. Elles rompraient tout lien avec lui pour vivre leur propre vie, n’obéissant qu’à leurs propres lois. Elles seraient donc de ce fait inaptes à servir un projet artistique cohérent. D’où la conclusion de Florent Aziosmanoff : « un dispositif à autonomie réalisée ne peut pas relever du territoire du living art ».
Ainsi définie et restreinte, l’autonomie préserve la triade auteur-œuvre-spectateur : l’auteur avec son intentionnalité esthétique, son « discours », l’œuvre avec sa cohérence et ses multiples potentialités formelles, et le spectateur qui est invité à adapter son comportement face à une œuvre surprenante qui lui répond tout en vivant sa propre vie. Comportement qui conduit finalement l’œuvre, en vivant avec elle, à prendre corps et à en faire émerger du sens. Dans cette rencontre entre le spectateur et l’auteur médiatisée par l’œuvre, le choix de Florent Aziosmanoff, n’est pas de donner au spectateur l’occasion de signer une œuvre d’art personnelle, mais de transmettre le projet de l’auteur : l’œuvre n’est pas un instrument. Ce qui ne prive pas le spectateur de déployer une certaine invention, de se réinventer lui-même en tant que spectateur, de pénétrer l’œuvre ou de se laisser pénétrer par elle. C’est un choix esthétique, c’est le choix du Living Art.
De cette position théorique, découle un ensemble de principes visant, du côté de l’auteur, à définir les enjeux de la création et à anticiper les réactions du spectateur, et du côté de la composition de l’équipe (dans le cas d’une réalisation à plusieurs : auteur, artiste programmeur, producteur), le rôle dévolu à chacun et les techniques artistiques utilisées. Florent Aziosmanoff reprend alors des propositions énoncées dans le précédent ouvrage, les complète et les précise. Il les exemplifie également avec des analyses d’œuvres et des comptes rendus d’expériences qui ont fortement retenu l’attention du public. C’est un des points que le lecteur appréciera sans doute le plus, car par ses multiples activités, son propre travail et les travaux d’autres artistes qu’il a contribué à faire naître, Florent Aziosmanoff a acquis une expérience remarquable de la façon dont se prépare, se conçoit, se réalise et se médiatise, une œuvre numérique.
Parmi les techniques utilisées pour doter les œuvres de cette indispensable autonomie, les modèles informatiques d’intelligence et de vie artificielles jouent un rôle décisif. Ce sont sur eux que s’appuient les fondements de ce que Florent Aziosmanoff considère comme une nouvelle discipline d’expression artistique ouvrant certainement, prévoit-il, une période d’une très grande richesse artistique et intellectuelle. Ce que l’on souhaite évidemment. Mais, sans être trop pessimiste, il faut aussi souligner qu’une telle orientation de l’art nécessite l’établissement de relations sans précédent entre l’art et la science, une révision complète de l’enseignement de l’art et de la médiation des œuvres, dans un contexte culturel qui reste encore très (ou trop) quadrillé par certains aspects de l’art dit « contemporain » et de sa dépendance au marché, comme Florent Aziosmanoff en fait lui-même la critique.
La conclusion de ce livre s’étend bien au-delà du domaine de l’art, car elle évoque aussi, comme le corps de l’ouvrage, l’importance des technologies de l’intelligence et de la vie artificielles sur le devenir de nos sociétés, sur leur économie matérielle et sur leur économie symbolique. Florent Aziosmanoff attend beaucoup des technologies de l’autonomie dans l’organisation et la gestion de nos sociétés. Il ne faut pas oublier cependant que c’est un aspect de l’autonomie — le principe d’autorégulation — qui est à la base de l’économie libérale, une économie dont nos sociétés subissent à l’heure actuelle les dérégulations dramatiques. La question qui se pose alors est : « Sommes-nous certains que ces technologies de l’intelligence et de la vie artificielles nous garantissent automatiquement plus de justice, d’égalité, de paix ? » « L’efficacité technologique peut-elle se substituer à la responsabilité politique ? »
Florent Aziosmanoff prévoit aussi un changement très profond dans cette autre économie qu’est l’économie symbolique. Il remarque avec raison qu’une très large partie, sinon l’entièreté de notre vie, individuelle et collective, de nos modes de vie, de nos relations aux autres, de notre éducation, de notre conception de la science et de la culture, de nos divertissements et de notre imaginaire, est en voie d’être investie par ces technologies. Mais on n’est pas certain que cette nouvelle économie favorisera à coup sûr notre liberté, notre connaissance du monde et de nous-mêmes. Les technologies sont à double tranchant. Elles inclinent au pire comme au meilleur. Les réseaux, pour n’évoquer que les technologies de l’information et de la la communication, en apportent la preuve avec leurs effets contradictoires néfastes et bienfaisants.
Florent Aziosmanoff pêcherait-il par excès d’optimisme ? Je ne le pense pas. Car si l’on se souvient de la distinction qu’il fait entre l’autonomie réalisée et l’autonomie simulée et qu’on l’étende aux questions qui viennent d’être posées, on constatera qu’une économie fondée sur l’autorégulation relève en fait de l’autonomie réalisée : elle échappe ainsi à ses auteurs, à tout contrôle extérieur. Il faudrait par conséquent lui préférer l’autonomie simulée qui respecte la responsabilité de l’auteur, c’est-à-dire — si l’on se rapporte au champ économique — le contrôle de la sphère politique. Le Living Art serait alors un modèle à suivre, à explorer, qui contribuerait dans le champ symbolique de l’art à la fondation d’une société différente. Utopique ?
Edmond Couchot est professeur émérite des universités. Il a dirigé le département Arts et Technologies de l’Image à l’Université Paris 8 pendant une vingtaine d’années. Son domaine d’enseignement et de recherche est celui des interactions entre l’art, la science et la technologie.